Yasuní et le pétrole (1/2)

Fredy Gualinga est assis au bout de la table, sous le toit en bois. La nuit est tombée sur la jungle, les yeux des caïmans se terrent dans l’obscurité, la lampe torche des touristes les trouvera peut-être, tout à l’heure. Sur ses pilotis, la grande salle à manger est ouverte aux quatre vents, mais il n’y en a pas. Fredy a les cheveux longs, les épaules larges, les yeux immenses. On lui sert un tilapia enroulé sur asperges, mais ses mains bougent dans l’air, son regard nous cherche, il raconte.

« Quand nous étions gamins, un peu bravaches, pour rivaliser de courage, nous disions, en jouant : moi, les pumas ne me font pas peur, je pourrais en battre un à mains nues… ! Mais les grands-parents nous reprenaient. « Ne dis pas ça. Maintenant, tu es ici entouré de beaucoup de monde, en plein jour. Mais les pumas t’écoutent. Et que diras-tu, lorsque tu te retrouveras seul avec eux ? »

»Un de mes amis, Orlando Domingo, déjà adulte, dut un jour traverser tout seul la jungle qui sépare le centre de notre village du pâturage que nous avions alors, au nord. Il marchait, seul, quand tout à coup, un puma s’est retrouvé face à lui. Il le fixait, incliné sur ses pattes avant qui tapaient sur le sol, le défiant. Domingo a commencé d’avoir peur. Il a pris une pierre, l’a lancée vers le puma, qui s’est enfui. Domingo s’est remis à marcher. Mais, très vite, le puma est revenu par derrière et l’a suivi. A nouveau, il frappait le sol de ses pattes, en le fixant. Domingo s’est souvenu de l’avertissement de ses grands-parents. Il n’avait plus sa machette, car il l’avait lancée, stupidement, en direction du puma, sans succès. Il voulait appeler à l’aide, mais il avait l’impression que tous ses os étaient devenus  très mous. Il n’avait plus la force de crier. »

On boit du jus de fraises, en regardant vers la lagune obscure, où nagent les caïmans, les piranhas, les anacondas et des poissons longs comme une jambe. Fredy essuie la sueur de son front, et sourit.

« Le puma, finalement, ne l’attaqua pas, et Domingo put continuer son chemin. La nuit suivante, il rêva du puma. Il rêva que le fauve était sa grand-mère décédée, qui avait voulu jouer de nouveau avec lui, comme lorsqu’elle était vivante… »

 

On arrive à Sani Isla par un long canot à moteur qui glisse, trois heures durant, sous le ciel immense, entre les hauts fonds du río Napo. On est parti du port de Coca sur cet affluent de l’Amazone, on croise des camions pétroliers entassés sur des radeaux géants, des familles sur des pirogues en bois, des cormorans. Pour rejoindre Sani Lodge, il faut débarquer peu après l’île, marcher sur une passerelle entre les troncs, les lianes et les papillons bleus, puis pagayer une vingtaine de minutes sur une eau dormante et noire, jusqu’à parvenir à la lagune. C’est là que Fredy, guide bilingue d’une trentaine d’années, travaille.

Mais, cette fois, on s’arrêtera avant. A la jetée qui mène au village de Sani Isla,  422 ou 785 habitants, selon les personnes interrogées. On débarquera sur l’herbe où un chien en manque d’affection galope, où un puissant poulet gambade.

(A suivre le 15.02.2013)