L’encre de Patagonie

La route semble réduite à sa plus simple expression. Des plaques de béton la délimitent à peine du gravier des bas-côtés. Nous ne croisons presque que des camions. A l’instant nous bifurquons à gauche, en direction de Cerro Sombrero – le mont chapeau. Ce n’est qu’un village sur la plaine. Des deux côtés du chemin, des steppes que ne clôt aucune cordillère à l’horizon. Parfois de vastes pâturages, toujours une barrière de piquets de bois. Des moutons partagent leur territoire avec une autruche. Isolé, un cheval noir broute. Vers le sud, toujours ces buissons dorés à n’en plus finir sous le ciel ; au nord brille un soleil voilé. Les panneaux disent « ruta del fin del mundo ». Nous approchons de l’extrémité du continent, du détroit de Magellan. Une mouette, perdue au-dessus de nous, annonce la mer. La voici.

Nous traversons le détroit liant l’Atlantique au Pacifique sur un ferry, dans le vent qui gerce les lèvres. Pauvre Daniel, qui a fui l’hiver persistant de la Suisse pour se retrouver sur ce finisterre transpercé par les rafales. Mais je le voulais, moi, ce froid qui tire sur les paupières et assèche le visage. Cette descente interminable jusqu’au fond des déserts d’épines. Ces nuages s’étirant sur tant d’espace qu’ils peuvent jouer aux galaxies. Cette route qui perd épisodiquement son goudron et chante d’une voix chevrotante la secousse des pistes.

Regarder, regarder, regarder, les muscles transis. Parler de moins en moins. Le monstre fuligineux du retour qui plane derrière moi, rôdant dans la baie du Rio de la Plata, est assez. Je ne cherche guère d’autres présences. Les rencontres sont devenues plus difficiles, car moins nécessaires. Ce n’est plus un saut, ce n’est plus l’Inconnu effrayant et euphorisant à la fois, c’est un sursis. Converser avec mon compagnon de route devient plus simple, passées les retrouvailles ; les dialogues de deux ou trois films aimés deviennent la langue commune, et cela suffit au partage. Mes nuits sont peuplées d’absurde, de femmes connues ou imaginaires, de l’inconscient grouillant de voix familiales et familières, le boomerang et son bruit de pales décélérant ; mes jours sont des puissantes doses de drogue dure, plaines, ciels, condors planant sous les cimes découpées, visions presque hallucinées de ma propre figure, figurine au lointain, marchant les yeux ouverts, légères traces de chaussures entre les brindilles du globe si bienfaisamment indifférent.

La liste ridiculement longue de toutes celles et ceux que j’ai rencontrés en presque sept mois, côtoyés deux heures ou trois semaines durant, est un drapeau enroulé sur lui-même au fond de mon sac. Je les imagine, les sédentaires parmi eux, répétant ces gestes que j’observais, les meilleurs jours, avec des yeux de voleur de poules. Les voyageurs parmi eux continuant d’être secoués par quelque autocar à musique bon marché, ou d’arriver sur quelque plage nouvelle, ou de se frotter les yeux du poing à quelque frontière. Tous ces visages, plus que les noms déjà largement oubliés, se dessinent quelque part, là, dans mon dos, comme ceux des proches qui m’attendent et que j’attends de retrouver. Mais je tente, en tournant mon propre visage vers une nouvelle bourrasque, d’abandonner le fantasme d’accumulation qui pousse en avant, qui fait miroiter le bitume. Je me déprends des maîtres et des mythes, des conseils et des lectures. Je sais déjà qu’il n’y aura rien, là-bas, tout au bout. Rien que des agences de voyage au nom vaguement austral, des types en anorak qui parlent français ou suisse-allemand, quelques cybercafés, et du vent.

Il n’y aura rien, et impossible, d’ailleurs, de ne pas le savoir : vous trouverez toujours un cynique, vous croiserez toujours un pontifiant nomade dans une quelconque auberge du continent pour vous assurer qu’Ushuaïa, ça ne vaut pas le coup, qu’on n’y va que pour dire qu’on y est allé… Quelle idiotie. Seuls les imbéciles y vont pour le dire : les autres y vont pour y être. Pour constater que le monde, et par conséquent l’homme, a quand même des limites. Pour se rassurer, peut-être. Pour assouvir un désir primaire, ou pour une simple question de trait de crayon à tracer sur une carte. Pour le regard des petits-enfants qu’on espère avoir un jour, lorsqu’on leur tendra ladite carte, vieux papier jauni, achetée sans but précis dans une librairie de la ville la plus proche de l’anticontinent.

On y va pour faire honneur à un rêve puissant d’il y a quelques années : moi, glissant sur la route côtière d’Amérique du Sud, catapulté ensuite sur le rivage du bout du monde, debout sur les galets gris dans le jour venteux, tandis qu’en face, au lointain, se dresse un vaste continent de glace bleu blanc dans une sorte d’éternelle nuit d’étoiles… Faire honneur à un rêve ? Quel romantisme. On y va, surtout, parce qu’on le peut, et c’est déjà une raison que tant rêveraient de pouvoir invoquer.

Je n’ai pas encore mis les pieds au bout du monde : j’avance sur la Terre de Feu, qu’on a baptisée ainsi parce qu’on y a vu, de loin, les foyers des hommes et des femmes qui y vivaient, tous exterminés depuis par les armes et les maladies. Entre les villes à supermarchés, les phares et les propriétés privées d’aujourd’hui, cohabitent les moutons, qui parfois envahissent la route, et les lamas méridionaux nommés guanacos, les vaches, les chevaux, les oies noires et blanches s’envolant d’un seul mouvement, plus au sud les pingouins, et certains lions de mer. Quelques baleines à bosse. Voici la Terre de Feu, et voici la véritable encre de Patagonie : la couleur noire des ruisseaux de cette île, creusés dans la lande aux buissons dorés.

3 Responses to L’encre de Patagonie

  1. Dan

    Putain…

  2. Kayam

    Oui on reste ………. sans voix devant ta prose………………….. merci RufRuf…………

  3. Wullschleger

    C’est magnifique, haletant et reposant à la fois. Merci.

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