Presque fictif (8-2)

Il fait frais, alors Simon travaille. Il porte les ongles longs, les trempe périodiquement dans une petite bassine d’eau, et, penché en avant, la poitrine couvant son œuvre maintenue sur le trépied par un poids en bois, il tresse, en silence. Il fait frais, la fenêtre surveille le village, on respire plus calmement, la touffeur est tenue à distance par le froufroutement de la paille sous ses doigts. Simon a commencé ce chapeau en novembre, et n’a toujours pas atteint la moitié de la calotte. Pourtant, il travaille tous les jours, si le climat le permet, tous les jours pour un seul homme, qui habite à Hawaï. Car l’esthète et homme d’affaires moustachu nommé Brent Black a « trouvé » Simon, il y a douze ans, et achète, depuis, l’entier de sa production : deux sombreros par an. Qu’il revend, aux Etats-Unis, 25’000 dollars pièce, un quart revenant à Simon. L’une de ses œuvres a terminé sur la tête de… Simon relève les yeux : « Comment s’appelle-t-il ? Silvester Stallone, je crois. Et des autres, aussi, j’ai oublié leur nom… » Simon sourit sous sa moustache à lui. Mister Black l’a adoubé « meilleur tresseur du monde ». Ce n’est pas la première fois qu’un énergumène photographe vient lui poser des questions. Il se tait, et continue de tresser, des fils si fins que la paille semble du lin. Le chef d’œuvre sera prêt vers le mois de mars, « si Dieu veut ». Par la fenêtre entre une douce lumière.

 

Le troisième jour, à la nuit tombée, il s’en va dans un bus moite qui ne sait que faire de ses longues jambes. Il porte un chapeau de paille sur la tête, imparfait mais si léger qu’il se demande quel vent va l’emporter. Personne, à Montecristi ou à Pile, ne porte de chapeau. Il y a, tout au plus, une casquette aux armoiries d’un club de foot européen qui traverse parfois la rue. Pourtant, penché vers la fenêtre du mastodonte, il ferme les yeux et ne voit que cela : des étagères et des étagères de sombreros couleur d’ivoire, chez José Chavez Franco, chez Bertha, chez Victoria et don Rosendo, chez Kleyder Pachay. Il touche encore les fils de paille sous ses doigts, il en sent encore l’odeur, comme celle du bois des moules et des boîtes, celle du souffre des exemplaires fraîchement blanchis, qui attendaient, dans un grand coffre en bois, leur départ pour Chicago. Il ne sait toujours pas vraiment d’où vient le nom de Montecristi, ni si l’art du tressage va disparaître dans dix ans ou perdurer pour dix autres générations. Il sort juste de la brume, aperçoit quelques vagues du Pacifique, et il s’imagine qu’elles murmurent avec délicatesse, comme un vieil homme aux yeux graves, le mot chapeau.