« Le tourisme traque le mythe et annexe les uns après les autres les ultimes déserts de l’aventure et de l’exotisme. Qui peut dès lors se prévaloir dans les faits d’être plus voyageur qu’un autre ? »

Jean-Didier Urbain

Deux livres, offerts par deux amis, m’ont accompagné parmi d’autres au cours des premiers mois de ce voyage : L’appel de la route de Sébastien Jallade, sous-titré « Petite mystique du voyageur en partance », et L’idiot du voyage de Jean-Didier Urbain, sous-intitulé « Histoires de touristes ». Ils m’ont amené à faire rationnellement le constat qui s’imposait déjà intuitivement : malgré l’écume de l’Atlantique et les descentes au fond des mines d’or, je fais quelque chose d’extraordinairement banal.

Je suis un voyageur du XXIe siècle : j’ai des décennies de démocratisation du voyage et d’expansion du tourisme jusqu’aux moindres recoins (cargos et mines inclus), ainsi que l’explosion des moyens de communication, qui fait que l’on peut envoyer une photo de sa bobine depuis (presque) n’importe quel endroit du globe, derrière moi. Je traverse l’Amérique du Sud, comme tant d’autres Suisses, Français, Européens, Nord-Américains, Océaniens et autres jeunes chanceux nés dans un pays riche et favorisé par les dieux des visas, guitare sur le dos, appareil photo en bandoulière ou plume au carnet. Je parcours, à quelques pas de côté près, le gringo trail, le chemin du gringo.

« Nous ne sommes pas des touristes, nous sommes des voyageurs », a dit un jour un ami de la famille, en m’incluant dans le restreint cercle des élus. Mais les plus convaincus des « voyageurs » auront toujours bien de la peine à sincèrement définir ce qui élève leur statut au-dessus du tourisme, en dehors d’un privilège et fantasme que Jean-Didier Urbain appelle « le syndrome d’Armstrong » : être le premier. Le premier type qui a marché sur l’époustouflant glacier Perito Moreno, non pour le découvrir et le mesurer, mais bien simplement pour le voir, était autant un touriste (ou un voyageur) que le type qui, en 2013, s’y balade avec un groupe de quinze autres types en veste gore-tex. Entre le touriste, mot devenu péjoratif en Europe (alors que dans toute l’Amérique du Sud, dire d’un lieu qu’il est « touristique » est encore totalement positif), et le supposé « voyageur », analyse très finement Urbain, il n’y a donc pas de différence de nature, mais de degrés : le voyageur est simplement un aristocrate, qui reproche au touriste de lui voler ses privilèges, de « banaliser le monde ».

En résumé, ma route est banale, et je ne suis même pas certain d’être un « vrai voyageur », concept fumeux et évasif : sale temps pour le petit Armstrong qui sommeille en moi. Et pourtant j’ai ouvert ce site, écrit ces textes, pour que d’autres connaissent l’expérience forcément unique qui est la mienne, certainement par « volonté inavouée d’inventer mon épopée personnelle », comme l’écrit Sébastien Jallade. Le récit légitime le voyage. Mais le voyage existerait-il sans le récit ? Car « à raconter son voyage, on enchante sa mémoire. On vit deux fois. » Volonté très contemporaine de se démarquer, de prouver sa différence.

Il faut se garder, pourtant, du cynisme. Et si n’être qu’un de plus, parmi tous les routards en quête de soi et des autres sur les routes, n’était pas une impasse, mais une bénédiction ? Pourquoi ne pas s’atteler, comme dit Jallade, à « une redécouverte inépuisable de ce qui existe déjà » pour « arracher à la géographie du monde une parcelle singulière de vérité » ?

Posons un constat : en termes de voyages, comme de littérature, d’ailleurs, tout a probablement déjà été fait. Laissons à d’autres la velléité de battre le record du tour du monde en banane gonflable. Tout a déjà été fait, très bien : ne nous en soucions plus. Non plus poids écrasant, décourageant, mais liberté. Dans chaque tableau vu et revu demeure un interstice pour chacun, parfois bien davantage.

Depuis six mois, j’ai fait des choses que très peu de voyageurs, ou touristes, ont fait, et d’autres que tous, sans exception, ont inclus dans leur itinéraire. En redescendant du Perito Moreno, sur lequel j’ai marché crampons aux pieds, je me dis que tout cela n’a plus beaucoup d’importance. Beaucoup moins d’importance qu’une certitude : voilà l’une des plus belles choses que j’aie vues dans ma vie déjà riche en choses belles. La vision de ce glacier se séparant soudain d’un pan entier de sa muraille, cet immense bloc bleu blanc s’effondrant dans l’eau grise. Les vagues projetées jusqu’aux rives voisines constellées de petit morceaux de glace. Le silence s’ensuivant le fracas, le silence une fois tout le monde parti en file indienne sur le sentier qui mène au débarcadère, au petit bateau (Armstrong à l’envers…). Silence et beauté. Le glacier redevenu calme dans l’air froid. L’eau nacrée qui s’apaise. Sur ce rivage un arbre, élancé et nu, ses six rameaux en contraste sur le ciel blanc. Cet arbre à côté de ce gros rocher humide, poli, déposé doucement à cet endroit, comme un dé de titan. J’ai fermé les yeux sur cette vision et les millions de nuances de couleurs qui existent en une seconde, tourné le dos à tout cela et n’ai rouvert les paupières que pour m’enfoncer dans la forêt ; mais à nouveau, le silence et la beauté, les troncs morts exhibant leurs racines en arabesques, couverts de mousse émeraude comme les troncs vivants dressés entre les tapis de feuilles jaunes. Je n’ai jamais vu une telle forêt de ma vie, ai-je pensé en tentant de toucher chaque arbre, chaque bris d’écorce du regard, en suivant la veste bleue de Daniel sur le chemin balisé, en rejoignant les groupes en gore-tex, en me dirigeant vers la jetée. Sur la rive j’ai marché entre deux arbustes de calafate, un gros buisson épineux qui donne son nom au village voisin. Celui qui mange de ses baies, dit-on, reviendra en Patagonie.

« Chaque témoignage que nous portons, aussi imparfait soit-il, préserve une part de mystère », écrit encore Jallade. Dois-je préciser que les textes de ce site ont eu pour but véritable, plus que d’expliquer ou de raconter mon voyage, d’éveiller la curiosité des lecteurs envers ce mystère-là ? A eux de juger du résultat, pour quelques semaines encore. Je ne sais ce qu’ils auront vu dans ces mots laissés derrière comme une expiration régulière, partie immergée de l’iceberg du récit raconté à soi-même. Une chose est sûre : c’était l’automne, sur ce chemin creusé dans un rivage strié par une immémoriale ère glaciaire ; c’était l’automne, et il n’y avait pas de fruits aux branches du calafate.

Sébastien Jallade, L’appel de la route. Petite mystique du voyageur en partance, Transboréal, 2009.
Jean-Didier Urbain, L’idiot du voyage. Histoires de touristes, Payot, 1991.