Presque fictif (8-1)

Il arrive à Montecristi un jour de pluie, en descendant d’un bus au petit matin, un chapeau de feutre sur la tête. Un bus qui a traversé des collines vertes se perdant dans la brume, dans l’humidité extrême. Des gens le croisent sur la rue qui monte, les bras serrés contre le corps. Les échoppent ouvrent à peine. La place, au milieu du village, est surplombée par une grande église blanche, dans laquelle on entre en écrasant des millions de cafards morts. Il s’en dégage une odeur musquée. Au bas des escaliers, une femme au foulard vend des cacahuètes grillées, un dollar.

Le premier jour, il entre dans la maison d’un homme qu’il ne connaît que par une photo vieille de plus de vingt ans, découverte dans un livre. Lorsqu’il arrive à la porte du salon, il s’arrête, car don Rosendo est là, de dos, en slip, et avance très lentement. Il détourne le regard, et laisse passer Victoria, la bien plus jeune épouse, qui l’a conduit jusque-là. Les murs sont clairs et nus, seuls des portraits de famille, étrangement lisses, y sont accrochés. Victoria le fait entrer, et don Rosendo le salue, habillé, d’une poignée de main. Don Rosendo a quatre-vingt-huit ans, et n’est encore l’homme de la photo que par le regard, grave, inchangé.

Ils s’assoient l’un à côté de l’autre, sur le canapé, et l’un raconte à l’enregistreur de l’autre son métier. Toute la journée, déjà, on lui a parlé de ce pour quoi il est venu : les chapeaux de paille que tout le monde, sauf les Equatoriens qui les fabriquent, appellent panamas. On lui a répété que ceux de Montecristi sont les originaux, les plus fins, les meilleurs, et il sait qu’en cela on ne l’a pas traité différemment qu’un client de passage, mais lorsque don Rosendo raconte par quelques mots et beaucoup de silences septante ans de carrière d’artisan, il se dit que cela justifie tout. Lorsque don Rosendo répète, doucement, en français, le mot chapeau qu’il vient de prononcer dans le micro, lorsque le vieil homme qui vient de tout résumer par le mot sacrifice murmure ces deux syllabes, en souriant, il se dit qu’il y a là quelque chose qui ne ment pas.

 

Le deuxième jour, il sort brièvement d’une voiture pour respirer, pour calmer sa nausée, assis sur un gros caillou, en face de quelques poules, devant des hommes qui marchent sur la route de terre, les mains vides ou balançant une machette. Il remonte dans la voiture ocre qui le conduit entre les couches de végétation et les nuages, jusqu’à ce que la route de terre ne devienne boue, et glisse entre des maisons de briques ou de pierre triste. Pile : c’est dans ce hameau, lui ont-ils tous répété, que se tressent les chapeaux les plus fins, les plus chers, jusqu’à leur état quasi-fini, avant que les revendeurs de Montecristi et d’ailleurs ne leur donnent un rebord, une forme, un ruban. Combien de personnes vivent-elles ici ? Deux cents ? Cinq cents ? Manuel Alarcón est l’un d’eux, c’est son contact, mais il n’y est pas. Âgé, lui aussi, il ne voit que d’un œil, dit-on. Aujourd’hui, il est à Manta, la grande ville côtière, à une demi-heure de route, pour être soigné, il ne saura pas de quoi.

Alors il marche à travers Pile, véhiculant des grandes raquettes de fange à chaque pas, s’accrochant aux barrières de bois. Des enfants en sandales l’épient en rigolant, une jeep s’est embourbée dans un bas-côté. Il trouve, finalement, à qui parler, de quoi voir, de quoi lui expliquer. Une tresseuse, Magdalena, lui offre deux bracelets faits de la paille sacrée, ornés de perles de couleur ; les vertes tombent presque immédiatement, en même temps. Il grimpe, finalement, la colline, jusqu’à une maison pastel, hèle son propriétaire. Simon Espinal apparaît à la fenêtre, méfiant, et finit par sortir, descendre le talus comme un surfeur, en shorts et en tongs. Au portail, il le sent gêné. Mais il accepte, finalement, de le recevoir, et les chaussures enrobées laissées sur le perron, il le fait entrer dans sa chambre de travail, où se découvrent une armoire, un lit, une fenêtre, un trépied de bois.

(A suivre.)