Panamericana

Je me souviens parfois de tous les bus matinaux que j’ai ratés, vu défiler en grimpant la rue qui part de chez moi, la sacoche ouverte, les lacets à peine noués, je m’en souviens en m’asseyant six, dix-sept ou vingt-trois heures durant dans ceux de la Panaméricaine.

Quatre mois qu’elle me suit comme une ombre, que je la cherche, pourtant nous sommes déjà de vieux amants, la Panaméricaine et moi. Comme une vieille amante elle est frustrée, car je ne fais que l’effleurer à chaque fois, en montant dans les bus qui tous arborent Jésus Christ dans le cockpit mais qui s’appellent Bolivariano, Soyuz, Civa, Cruz del Sur, Oltursa, Power, Tur-Bus ou Flota Imbabura. Depuis Medellín, en passant par Cali Ipiales Tulcán Quito Latacunga Ambato Cuenca Chiclayo Trujillo Lima Nazca Arequipa Tacna Arica Antofagasta La Serena Santiago du Chili, ils me trimballent le long de son corps qui tantôt s’enroule autour des montagnes nues ou luxuriantes, tantôt s’étire à n’en plus finir dans le désert d’Ocucaje ou celui d’Atacama; parfois ils m’abandonnent dans un improbable port coincé entre la dune et le Pacifique, parce que j’ai eu la mauvaise idée d’en descendre pour satisfaire quelque besoin élémentaire, et il me faut les rattraper en taxi, je pourrais être en costard et vrombir “Suivez ce bus!” mais je suis en t-shirt et j’ai une bouteille d’eau dans la main… Ils me plient en quatre ou me bercent de leur grondement mais ne nous laissent jamais seuls, la Panaméricaine et moi.

Car une malédiction s’abat, en outre, sur cette langue de bitume et sur tous ces cageots roulant sur un continent qui ne pleure même pas ses chemins de fer disparus. Cette malédiction s’appelle Chuck Norris. Ou Jason Statham. Ou Transformers, CIA, héroïsme militariste et quintessence de la bêtise cinématographique états-unienne. Au bout du dix-septième bus à se terrer dans ses boules Quiès, on se demande : s’agit-il d’un complot ? D’un grand malentendu ? D’un avion de fret larguant à intervalles réguliers les invendus des majors de Los Angeles au-dessus des territoires de la colonie économique, « c’est peut-être un fils de p…, mais c’est notre fils de p… » ?

La seule certitude est que des millions de latinos et de routards éberlués associent désormais, chaque jour et chaque nuit, les côtes colombiennes à l’évangélisme le plus lourd, les déserts de Lambayeque aux tirs de mitraillettes, l’Amazonie infinie aux grosses ficelles, aux dialogues bas du front, à la violence la plus gratuite ou aux rires les plus niais. Ô délicieuse paix, alors, lorsque c’est soudain Intouchables qui apparaît à l’écran, même deux fois de suite. Ô la douceur et la beauté complexe des visages dans la lumière finissante, lorsque le regard s’arrache du clinquant hideux de la lucarne maudite. Ô le silence que l’on imagine, en regardant par la vitre, et que l’on ne découvrira jamais, car jamais l’on ne sera seul avec la Panaméricaine.

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