Presque fictif (9)

Il est des noms qui se suffisent à eux-mêmes, se dit John Crosh, et le parquet grince.

En relevant la tête, John voit les deux grues grises d’un cargo déplacer des conteneurs rouges ou verts, sur lesquels sont peints les mots Evergreen ou Hamburg Süd. Le bleu de la baie s’intensifie à cette heure de la journée, pense John la nuque légèrement courbée, et le parquet grince car dans la toute petite chambre au bout de l’étage, devant la rampe d’escaliers jaune, Amanda se prépare à sortir.

John a les cheveux en bataille et une barbe blanche, il vit à Homer, en Alaska car il faut bien vivre quelque part, il n’a pas été pêcheur toute sa vie mais assez longtemps pour ne pas devoir expliquer ce qu’il faisait, avant, et il appelle Amanda, même si ce n’est pas exactement son prénom, la jeune Française qui vit dans la chambre monacale en face de la rampe jaune de l’escalier qui craque. Amanda, la jeune peintre à la crinière folle, comme la Matilde de Neruda. La tornade aux yeux verts à qui il a offert une vingtaine de petits sachets de thé rooibos, et John a toujours une femme dans les ports mais son coeur a violemment secoué sa carapace dégingandée lorsqu’Amanda lui a lancé, littéralement lancé un baiser sur la joue, pour le remercier.

Les fissures, entre les toiles accrochées, arpentent le mur de l’auberge comme les courbes de niveaux d’une carte du désert. Une légère odeur d’oeufs pourris monte depuis la rue. John s’approche un peu plus de la fenêtre, ses lèvres se remémorant le goût de la paila de fruits de mer de midi. Il écoute le bois qui grince, les mouettes qui s’éraillent, le port qui produit ce son familier de frigidaire industriel, et se dit que si certains noms se suffisent à eux-mêmes, de même il suffirait de peu de choses…

Il suffirait d’une ville de nobles demeures défraîchies, de cabanes de tôle, de petites maisons colorées s’achalandant, mélangées, déglinguées, sur des collines, les dévalant jusqu’à une promenade pas très belle, exploratoirement colonisée par quelques tours de verre de toute façon rendues muettes par l’océan. Il suffirait d’une rencontre dans une auberge aux bonbonnes de gaz vides et un peu bohème, donnant sur une rue au nom de génie français, que l’on atteint par un long escalier constellé de poèmes, grimpant à côté d’un vieil ascenseur qui ne fonctionne plus. Il suffirait de l’art, d’une part: de ses dessins à elle, ces dessins d’enfants tatoués, couronnés de cornes et de bois de cerf; d’autre part du poisson, de ses bras à lui, puisqu’après tout il s’agit du même océan qu’à Homer, en Alaska, cet océan homérique, comme disait en rigolant Richard, son voisin bien plus vieux que lui encore et que personne, dans cette baie du Capricorne, ne connaîtra jamais.

Il suffirait de quelques regards, d’un ou deux rires. D’un livre acheté place Anibal Pinto, de soirées chez ses amis sculpteurs, ses amis à elle, et il ferait le vieux sage et le vieux fou. Il suffirait de miettes d’empanadas jetées aux chiens et aux chats errants. De payer de temps en temps quarante cents pour prendre le bus jusqu’au terminal, aller faire ressortir à Francisco des coupures de presse des années 20, derrière les rideaux de la chapellerie Woronoff, à moitié mangée par des étals de livres fluos pour enfants made in China. D’acheter le journal au bonhomme à bajoues qui parcourt la colline avec sa petite charrette, en criant « El Mercur-i-ooo! ». D’acheter une bonbonne au bonhomme à casquette annonçant de ses percussions métalliques le passage quotidien du gaz. De promenades dans les ruelles où les graffittis sont des conseils abstraits et des jeux de piste, de promenades au soleil entre les touristes de la Colline Joyeuse; et de visites à Alberto, sa débonnaire barbichette, ses lunettes et son Paolo Conte invitant à flâner dans son atelier de photo sur gomme bichromatée. Peut-être qu’à force de lui rendre visite, parmi ses visions noir-blanc nostalgiques et puissantes, ses silhouettes entre mer et terre, ses femmes posant nues comme à l’époque, peut-être qu’il finirait par leur vendre quelque agrandissement à un prix acceptable, un prix d’habitué…

Il suffirait de si peu de choses. D’un nom de lieu qui se suffit à lui-même, écrit à l’en-tête de lettres fantaisistes envoyées à Toulouse ou dans le Massachussetts. Il suffirait d’un autre siècle, mais déjà la petite clé a tourné dans le cadenas, et Amanda, en une bourrasque de rire clair, prend congé, descend l’escalier jaune, disparaît. Alors John presse ses lèvres l’une contre l’autre et plisse les yeux pour concentrer son regard sur une large péniche anthracite, là-bas, dans la baie. Il pense à cette colline qu’il surplombe et qui s’appelle Cordillera, il pense aux jours désormais comptés de Richard, son vieux voisin homérique, il pense à son billet de bus pour Santiago, pour le nord, pour la Bolivie. Il pense à un jeune homme aux traits flous et aux cheveux en bataille qu’il rencontrera, peut-être, dans une ville au bord du désert d’Atacama, il pense à la mission qu’il lui donnera de livrer deux petits sachets de thé rooibos à une peintre française à la crinière de flammes, habitant une minuscule chambrette au deuxième étage d’une pension déglinguée face au Pacifique, lui donnant, à ce jeune gars en chemise, la mission implicite de séduire et de conquérir Amanda sans savoir qu’elle n’y sera pas, qu’elle n’y sera plus, sans savoir que le mec en mission commencera de rêver, debout devant la vitre, à de longues chevelures noires, à des bateaux vers les îles, au nom d’une ville se suffisant à lui-même, écrit à l’en-tête de lettres fantaisistes envoyées à tous ceux qui auraient oublié l’itinéraire menant au paradis.