Presque fictif (5)

Vous ne nous regardez que quelques secondes, avant de passer à autre chose. C’est la règle de cet endroit qui nous fait reluire et resplendir. Vous nous photographiez, par habitude ou parce que vous n’avez jamais rien vu de tel, par désir de nous montrer à d’autres ou de nous posséder en partie, par une sorte de réflexe de protection, aussi, parce que nous vous déconcertons : vous ouvrez grand les yeux mais vous ne savez que faire, en réalité, de cette confrontation.

Vous ne nous regardez que quelques secondes, mais nous nous souvenons, nous, de tous vos visages. Lointains sont ceux de nos défunts concepteurs, dont le regard était bien différent de celui des hommes à petites brosses qui, beaucoup, beaucoup plus tard, nous exhumèrent de la poussière. Aujourd’hui nous sommes mis en scène dans la lumière, nous sommes des visages toujours en train d’émerger de la nuit quand les vôtres défilent, blancs, noirs, jaunes, froncés, bigleux, moustachus.

Vous ne veniez pas pour nous, nous le savons, mais pour ce dont nous sommes faits. Ce métal qui vous rend fous. Auquel nos concepteurs, déjà, attribuaient une aura d’immortalité, parce que le temps semble n’avoir aucune prise sur lui. Cela fait des millénaires que vous vous en parez. Que vous tuez et faites tuer pour le découvrir et le posséder. Aujourd’hui, dans les régions où nous fûmes conçus, le Cauca, le Chocó, Antioquia, les réserves de ce métal, si vastes encore, vous font creuser, extraire, analyser. Pour le président de ce pays, qui n’existait pas lorsque nous prîmes forme, la mine est sa « locomotive ». Des entreprises étrangères lui promettent écoles, routes et câbles électriques en échange d’espace, de sous-sol et d’eau douce, mais certains descendants directs de nos concepteurs leur refusent l’accès aux forêts, aux lacs, aux montagnes. Vos journaux, pour désigner ce nouvel élan, font appel à la légende qui fit tourner la tête des conquistadores, leur firent perdre pied à travers les Andes, et continue de faire rêver les narrateurs. Un roi, une cité tout entière bâtie dans ce métal. Un mythe né autour de cette ville qui nous sert aujourd’hui d’écrin. Dans laquelle vous défilez, professeur local au regard perçant, pâle surfeur des antipodes traînant sa gueule de bois, gringo en quête de coke, riche carioca, couple en décomposition, Européen bien accompagné, grand type au carnet rouge dans lequel est inscrit BOURDIEU en lettres capitales, grand type au carnet turquoise dans lequel est inscrit « Muerte en Hawaï » en pâtés dégueulasses. Vous ne veniez pas pour nous, mais nous vous captivons, et vous nous saisissez sur carte mémoire, déconcertés. Trésors d’imagination.