Jardín, province d’Antioquia, 22 décembre

La lune s’est levée d’entre les collines luxuriantes. Bientôt elle donnera une ombre aux bananiers, aux mûriers, aux feuilles des plants de café, aux longues tiges des champs de cannes. Sur la place centrale du village, entre les arbres et les pavillons, sous les guirlandes rouges, oranges, turquoises de Noël, les habitants boivent des bières Pilsen, des cafés dilués, des bouteilles de Mr. Tea. Ils ont des chapeaux blancs, des barrettes brillantes, des casquettes Puma dans les cheveux, des chihuahuas dans les bras. La place est une vaste terrasse en stéréo, à peine troublée par les pétarades des motos à longues fourches ou le trot énergique, frénétique, des chevaux qui défilent dans la nuit tombante.

Mariana nous rejoint. « Le meilleur moyen de profiter de Jardín, c’est de ne rien faire », sourit cette exilée à Miami, rentrée chez sa grand-mère pour les fêtes. Oui, ce village de la province d’Antioquia, que l’on rejoint à bord d’un petit bus tressautant entre les montagnes éternellement vertes dont certaines ont la forme d’une pyramide, qui vous font penser aux mots d’Alexandre Voisard, « la montagne qui d’un simple triangle sur le territoire fait un pays », ce village s’attache à vous.

Il y tombe une pluie fine propice aux arcs-en-ciel. Les forêts l’entourent, la tranquillité l’habite. Loin au nord de l’Antioquia, dans des villages aux noms espagnols, Segovia, Zaragoza, les meurtres se chiffrent en centaines par année. A Jardín, qui connut les massacres dans les années 1990, plus personne ne meurt par la violence.

Álvaro, la clope au bec dans son bureau surveillé par un portrait de Jean-Paul II, en est fier, ça se voit. Il porte des lunettes qui marquent fortement son visage, et prononce souvent votre nom pour accentuer ses propos. Il raconte si bien l’histoire, celle de la région qui dit non, qu’il en invente ou anticipe parfois quelques épisodes. Cela s’appelle l’habileté politique.

Non à l’extraction

Álvaro est, depuis une année, maire de ce village de 15’000 habitants qui semble si authentique qu’on s’en frotterait les yeux. On vit, ici, de l’agriculture : outre le café, la banane et la canne, on cultive la grenadelle, la tomate en arbre, le magique lulo qu’on appelle « petite orange » en Equateur. De l’élevage de vaches et de truites dans les rivières. Mais aussi, bien sûr, du tourisme. Pacifique, stable, non polluée, la vallée attire surtout des vacanciers colombiens. Seulement, ces avantages se prêtent aussi à une autre activité économique, dont les Jardiñeros ne veulent pas : l’extraction minière.

Car le jardin est plein d’or. Entre deux bouffées, Álvaro appelle dans son bureau German, jeune barbu au tee-shirt trop long, son sous-secrétaire à l’environnement. German me montre une carte du territoire municipal, qui n’est qu’une vaste étendue verte entourant le village : elle est entièrement quadrillée. Il semblerait qu’il y ait davantage d’hectares sollicités par des projets miniers qu’il n’en existe réellement à Jardín. « Ces gens… », renifle German en secouant la tête. Mais des concessions formelles, il n’en existe pour l’instant que trois, accordées aux géants sud-africain AngloGold Ashanti et canadien Continental Gold (via une filiale, Jupiter).

Fin novembre, les onze conseillers municipaux de Jardín ont voté à l’unanimité un règlement interdisant tout type d’extraction sur son territoire, suivant la volonté de son maire, et imitant les localités limitrophes de Támesis et Urrao. Une volonté portée par les habitants. Mais qui butera contre des procès quasiment assurés car, comme partout en Colombie, les communes sont propriétaires du sol… tandis que l’Etat dispose du sous-sol.

La paix de la cumbia

Depuis le vote, Álvaro a été invité à rencontrer Jupiter, à la demande du gouvernement de la région d’Antioquia. « Pourquoi je ne suis pas allé ? Le gouvernement nous dit : allez parler aux entreprises. Il est juge et partie. Mais celui qui octroie la concession n’a jamais mis les pieds à Jardín. Ils ne savent pas ce qu’ils vont détruire. » Álvaro a la détermination, German l’argumentation. « L’extraction apporte des emplois ? Oui, au début. Comme elles ne connaissent pas le territoire, les entreprises ont besoin des gens d’ici. Un paysan de Jardín gagne 20 à 25’000 pesos par jour [entre 10 et 13 francs suisses] : elles peuvent lui offrir le triple. Cela crée une inflation locale : les prix montent, mais pas tous les salaires, ce qui paupérise une partie de la population. Surtout, quand elles n’en ont plus besoin, elles ne vont plus employer nos gens, car ils n’ont pas les connaissances nécessaires, et elles ne vont pas les former. Seulement, entre temps, ces personnes auront perdu leur activité agricole. »

Álvaro résume, plus simplement. « Les ressources naturelles ne sont pas renouvelables. Et qu’est-ce que ces projets amènent, en général ? La prostitution, les drogues, les paramilitaires et la guérilla. » Difficile de lui donner tort : si la région du Bajo Cauca, au nord-est du département, est si violente (209 homicides entre janvier et octobre dans les localités de Segovia et Remedios), c’est bien parce qu’elle vit des mines, légales ou illégales, comme les bandes armées qui se battent pour leur contrôle.

L’heure du repas de midi est arrivée depuis longtemps. J’accompagne Álvaro hors de la mairie : il se fait aborder cinq ou six fois sur les cinquante mètres qui la séparent de la place. Il me montre, sur l’un de ses deux Blackberry, les photos de sa femme et de sa fille. « Qu’on voie l’église sur ta photo, elle est représentative de ce qu’est Jardín », glisse-t-il, toujours en campagne. Moins représentative, cependant, que les collines vertes qui s’étendent à perte de vue autour de nous. Les habitants de ce coin de terre ont de la chance. Ils peuvent se permettre de refuser une industrie que d’autres voient depuis longtemps comme la seule façon de survivre. Le jardin est non seulement riche de ses fruits, de son café et de ses truites, mais aussi de sa paix et de sa beauté, qui poussent les visiteurs à rester plus longtemps que prévu, comme ces deux scribouillards qui tapent sur leur clavier, sur une petite table de la place, tandis que la lune se lève. Ils écoutent une cumbia filtrer du bar voisin, et se disent que le jardin est préservé, pour l’instant.