Presque fictif

Touchant

 

Pour Jean-Vincent, à quatre mains.

 

La brioche

« Ouais, je suis dans la brioche et la biscotte. Je dirige une chaîne de production, du côté espagnol. Des viennoiseries pour les supermarchés, surtout. » Jean-Vincent jette un œil dans son rétroviseur et s’engage sous les voies du chemin de fer qui sépare en deux la petite ville de Saint-Jean-des-Marais. La plupart des volets sont fermés. Parce que c’est assez tard, et qu’on est franchement hors saison. Des faits : il y a trois librairies, ici, pour quinze mille habitants. Un festival renommé de films de jeunes réalisateurs, mais on vient juste de le louper. Un front de mer à amplitude de marée lunaire. On avait rendez-vous avec Jivé sur le quai de la gare, mais c’est sur la plage déserte qu’il nous a retrouvés, devant un hôtel chic. Il fallait qu’on coure voir ces gros rouleaux de Gulf Stream avant la tombée de la nuit, sentir ce sable mou sous les orteils, les jeans retroussés, comme des gamins.

Jivé a une Fiat panda grise métallisée, des lunettes à grosse monture noire et un petit air de Karl Zéro. L’icône de son profil couch surfing, c’est un ermite indien à forte barbe grise. Dans son loft neuf du quartier résidentiel, des photos de voyage encadrées et de petites sculptures ethno garnissent les murs blancs. L’Inde, Istanbul, une poignée de Lonely planet, un séchoir à lessive vide. Jivé est Breton, et, sans vouloir paraître de mauvaise foi, « c’est la Bretagne le plus joli coin du monde ». Il y retournera quand il en aura assez des biscottes. On lui tend une Petite Arvine, il sort des fonds de bouteille de son unique placard : Porto, Ricard, Rhum. Chez Jivé c’est propre et bien rangé. L’Histoire de France pour les nuls, Pâtisseries entre copains, J’irai dormir chez vous, de la littérature japonaise, un Amélie Nothomb de seconde zone. Un petit écran plat Acer, une lampe à liquide psychédélique-chic, une douche sans rideau, une cuisinière à induction. Une plante impeccable, un canapé rouge, des cédés empruntés à la bibliothèque, une chaîne hi-fi réglée sur le volume minimum. Keziah Jones, Selah Sue, John Digweed. Tout est nickel chez Jivé. Bleu ciel. Les ampoules sont nues, les produits de soin sont alignés au bord du lavabo, les clubs de golf trônent derrière la porte d’entrée. Un sac plastique vole derrière les fenêtres, dans la rue vide. « On dirait American beauty » rote Matthieu, qui vient de se lever. « Il y a encore de l’eau chaude ? »

En une soirée dans le petit canapé rouge, on a parlé de foot, d’Amérique  latine, de Bretagne, de rugby, d’armée, de cinéma, de Liban, d’Inde, de galettes au sarrasin, d’excès de vitesse, de Turquie, de paradis fiscaux, d’origine des aborigènes australiens, de pelote, de petite Arvine, de photographie, de brioches. Et de biscottes. Et maintenant, Georges le haricot sauteur du Mexique saute dans sa petite pastille de plastique transparent. « Il y en a aussi qui l’appellent Roger ou Fritz. » Au printemps, après l’hibernation (donc probablement en Argentine, m’informe doctement Matthieu), Georges R. F. Magic Bean deviendra un papillon grisâtre, et puis s’envolera. Du Mexique à l’Argentine, avec deux traversées de l’Atlantique dans la coquille, Georges est un grand voyageur qui s’ignore.

Matthieu boit un thé puissamment épicé, en boxer bleu vaguement moulant devant la porte-fenêtre cristalline du balcon. Ça fait des bruits d’aspiration. « Il est vachement corsé. C’est presque fictif. » Douze ou treize heures de sommeil, c’était le minimum vital, apparemment. L’horloge Fiat de la cuisine-salon indique deux heures dix de l’après-midi. Jivé est depuis longtemps de l’autre côté de la frontière, il surveille ses brioches et ses biscottes. « Putain, c’est une confiture de melon ! Avec le Croustidor tradition Croustinette et du beurre salé, ça va être incroyable !» Matthieu referme le frigo, entreprend une tartine. J’ai envie d’Atlantique Nord. La confiture de melon s’avère moisie. Il n’y a plus de biscottes dans les placards de Jivé.

Ecrit dans le petit canapé rouge de Jivé entre 13h50 et 14h52 le 17 octobre 2012.

 

La biscotte

Avec de petits ciseaux, Daniel découpe le ticket du Bar de la Marine pour le coller sur une carte postale intitulée « Amour ». Il boit une panachée qu’il appelle « cycliste » dans un verre en forme d’ampoule. L’air est un peu iodé, mais doux comme la couleur des troncs des platanes ou comme le nom Saint-Jean-de-Luz.

A l’intérieur du café, les mignons du boys band One Direction chantent à la télé, en roulant dans des bulles géantes, qu’il faut « vivre tant qu’on est jeune ». Ma foi, on essaie. Daniel vient de me raconter qu’il a passé deux mois aux Archives littéraires suisses à classer les écrits d’un certain Roland Donzé, mort en 2011, Jurassien donc forcément un chic type mais écrivain toute sa vie, n’ayant jamais osé publier un roman réécrit deux fois neuf fois (pour plus de clarté, contacter les ALS) jusqu’à ses 65 ans, âge auquel il franchit enfin le pas, pour ensuite que paraissent les quatre tomes suivants au rythme d’un pavé tous les cinq ans. « Ce n’est pas pour me vanter, a dit Daniel en tirant un peu sur ses shorts, mais je connais pas mal la littérature romande, et je n’avais jamais entendu parler de lui, avant. » Donc voilà, on vit et on écrit tant qu’on est jeune, ça doit être la bonne direction.

Un couple de touristes passe devant notre table. Ils marchent de façon synchronisée et l’homme tient le guide Michelin dans la main droite. « En haute saison, pas de problème, mais là, ça va être difficile », nous a répondu le serveur du café d’à côté, vers 15h30, lorsque nous lui avons demandé si la cuisine était encore ouverte. Ils ont faim, ces petits, mais rien, alors ils ont grignoté un cheese et un panino vénitien sur le banc, en parlant de Donzé et de changements de rythme. A regarder les clients de la terrasse qui lisent Sud-Ouest, on doit être à peu près les seuls idiots du voyage (non, ce n’est pas de moi, c’est le titre d’un livre offert par Grég et Alexandra qui attend son heure dans ma besace) à Saint-Jean-des-Marais. Du coup, l’immense plage est sauvage, la plage d’où on va plonger tout à l’heure, la plage où Jean-Vincent nous a récupérés hier, malgré le rendez-vous fixé à la gare, mais il fallait présenter Daniel à l’Atlantique.

Il a été frappé par le domaine d’activité de notre hôte de quelques jours, le Vuataz. Il pense que la brioche et la biscotte, ça cache quelque chose. Trop simple, trop sympa, le Jivé. Bixente, comme ils l’appellent chez les Vascos. Okay, Daniel, alors voici ma théorie. En fait, Bixente ne traverse pas la frontière tous les jours pour aller travailler. Ou plutôt, si, il traverse la frontière tous les jours pour aller travailler, mais il ne travaille pas dans la brioche et la biscotte. Ou plutôt, si, il travaille pour El Brioche, alias Pedro Ibarra Saenz, le Passeur d’Irún, celui qui se charge de faire transporter depuis le Maroc, via Tolède, les paquets de shit que fument les Parigots. Et pour El Bizcocho, Iker López Ugardín, dit aussi le Renard, qui débarque la coke vénézuélienne à La Corogne et fait la navette entre Bilbao, Santander et Barcelone. Eh oui, Bixente est leur contact gabacho, frouze, français quoi. Les beaux voyages en Inde et en Bolivie… Tu saisis ?

Quoi, tu aurais préféré quelque chose de plus original ? Du genre : Bixente, sous ses airs bretons, est ex-champion de France de pelote basque, et non son voisin, comme il nous l’a fait croire ; Bixente, sous ses airs de Karl Zéro, est drag queen les week-ends dans un club SM de San Sebastián ; Bixente… Et bien vas-y, lâche-toi. Après tout, moi j’aime bien les brioches.

Ecrit à la terrasse du Bar de la Marine, en fin d’après-midi du 17 octobre

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