L'encre de Patagonie » Presque fictif http://www.mou.ch/matthieu/wordpress Matthieu, la plume et l'Amérique Fri, 23 Aug 2013 08:17:13 +0000 fr-FR hourly 1 http://wordpress.org/?v=3.4.2 Valparaíso http://www.mou.ch/matthieu/wordpress/?p=893 http://www.mou.ch/matthieu/wordpress/?p=893#comments Sat, 13 Apr 2013 19:40:53 +0000 matthieu http://www.mou.ch/matthieu/wordpress/?p=893 Presque fictif (9)

Il est des noms qui se suffisent à eux-mêmes, se dit John Crosh, et le parquet grince.

En relevant la tête, John voit les deux grues grises d’un cargo déplacer des conteneurs rouges ou verts, sur lesquels sont peints les mots Evergreen ou Hamburg Süd. Le bleu de la baie s’intensifie à cette heure de la journée, pense John la nuque légèrement courbée, et le parquet grince car dans la toute petite chambre au bout de l’étage, devant la rampe d’escaliers jaune, Amanda se prépare à sortir.

John a les cheveux en bataille et une barbe blanche, il vit à Homer, en Alaska car il faut bien vivre quelque part, il n’a pas été pêcheur toute sa vie mais assez longtemps pour ne pas devoir expliquer ce qu’il faisait, avant, et il appelle Amanda, même si ce n’est pas exactement son prénom, la jeune Française qui vit dans la chambre monacale en face de la rampe jaune de l’escalier qui craque. Amanda, la jeune peintre à la crinière folle, comme la Matilde de Neruda. La tornade aux yeux verts à qui il a offert une vingtaine de petits sachets de thé rooibos, et John a toujours une femme dans les ports mais son coeur a violemment secoué sa carapace dégingandée lorsqu’Amanda lui a lancé, littéralement lancé un baiser sur la joue, pour le remercier.

Les fissures, entre les toiles accrochées, arpentent le mur de l’auberge comme les courbes de niveaux d’une carte du désert. Une légère odeur d’oeufs pourris monte depuis la rue. John s’approche un peu plus de la fenêtre, ses lèvres se remémorant le goût de la paila de fruits de mer de midi. Il écoute le bois qui grince, les mouettes qui s’éraillent, le port qui produit ce son familier de frigidaire industriel, et se dit que si certains noms se suffisent à eux-mêmes, de même il suffirait de peu de choses…

Il suffirait d’une ville de nobles demeures défraîchies, de cabanes de tôle, de petites maisons colorées s’achalandant, mélangées, déglinguées, sur des collines, les dévalant jusqu’à une promenade pas très belle, exploratoirement colonisée par quelques tours de verre de toute façon rendues muettes par l’océan. Il suffirait d’une rencontre dans une auberge aux bonbonnes de gaz vides et un peu bohème, donnant sur une rue au nom de génie français, que l’on atteint par un long escalier constellé de poèmes, grimpant à côté d’un vieil ascenseur qui ne fonctionne plus. Il suffirait de l’art, d’une part: de ses dessins à elle, ces dessins d’enfants tatoués, couronnés de cornes et de bois de cerf; d’autre part du poisson, de ses bras à lui, puisqu’après tout il s’agit du même océan qu’à Homer, en Alaska, cet océan homérique, comme disait en rigolant Richard, son voisin bien plus vieux que lui encore et que personne, dans cette baie du Capricorne, ne connaîtra jamais.

Il suffirait de quelques regards, d’un ou deux rires. D’un livre acheté place Anibal Pinto, de soirées chez ses amis sculpteurs, ses amis à elle, et il ferait le vieux sage et le vieux fou. Il suffirait de miettes d’empanadas jetées aux chiens et aux chats errants. De payer de temps en temps quarante cents pour prendre le bus jusqu’au terminal, aller faire ressortir à Francisco des coupures de presse des années 20, derrière les rideaux de la chapellerie Woronoff, à moitié mangée par des étals de livres fluos pour enfants made in China. D’acheter le journal au bonhomme à bajoues qui parcourt la colline avec sa petite charrette, en criant « El Mercur-i-ooo! ». D’acheter une bonbonne au bonhomme à casquette annonçant de ses percussions métalliques le passage quotidien du gaz. De promenades dans les ruelles où les graffittis sont des conseils abstraits et des jeux de piste, de promenades au soleil entre les touristes de la Colline Joyeuse; et de visites à Alberto, sa débonnaire barbichette, ses lunettes et son Paolo Conte invitant à flâner dans son atelier de photo sur gomme bichromatée. Peut-être qu’à force de lui rendre visite, parmi ses visions noir-blanc nostalgiques et puissantes, ses silhouettes entre mer et terre, ses femmes posant nues comme à l’époque, peut-être qu’il finirait par leur vendre quelque agrandissement à un prix acceptable, un prix d’habitué…

Il suffirait de si peu de choses. D’un nom de lieu qui se suffit à lui-même, écrit à l’en-tête de lettres fantaisistes envoyées à Toulouse ou dans le Massachussetts. Il suffirait d’un autre siècle, mais déjà la petite clé a tourné dans le cadenas, et Amanda, en une bourrasque de rire clair, prend congé, descend l’escalier jaune, disparaît. Alors John presse ses lèvres l’une contre l’autre et plisse les yeux pour concentrer son regard sur une large péniche anthracite, là-bas, dans la baie. Il pense à cette colline qu’il surplombe et qui s’appelle Cordillera, il pense aux jours désormais comptés de Richard, son vieux voisin homérique, il pense à son billet de bus pour Santiago, pour le nord, pour la Bolivie. Il pense à un jeune homme aux traits flous et aux cheveux en bataille qu’il rencontrera, peut-être, dans une ville au bord du désert d’Atacama, il pense à la mission qu’il lui donnera de livrer deux petits sachets de thé rooibos à une peintre française à la crinière de flammes, habitant une minuscule chambrette au deuxième étage d’une pension déglinguée face au Pacifique, lui donnant, à ce jeune gars en chemise, la mission implicite de séduire et de conquérir Amanda sans savoir qu’elle n’y sera pas, qu’elle n’y sera plus, sans savoir que le mec en mission commencera de rêver, debout devant la vitre, à de longues chevelures noires, à des bateaux vers les îles, au nom d’une ville se suffisant à lui-même, écrit à l’en-tête de lettres fantaisistes envoyées à tous ceux qui auraient oublié l’itinéraire menant au paradis.

 

Sin Kurt La micro Hierbabuena Habitant Direction Vies Morts Face à Rapa Nui Anars Regards Patata Comme avant Gomme bichromatée Alberto Universidad Woronoff Francisco Almuerzo Penser Parler Va au paradis

 

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Stallone et Simon http://www.mou.ch/matthieu/wordpress/?p=725 http://www.mou.ch/matthieu/wordpress/?p=725#comments Sat, 02 Feb 2013 13:10:20 +0000 matthieu http://www.mou.ch/matthieu/wordpress/?p=725 Presque fictif (8-2)

Il fait frais, alors Simon travaille. Il porte les ongles longs, les trempe périodiquement dans une petite bassine d’eau, et, penché en avant, la poitrine couvant son œuvre maintenue sur le trépied par un poids en bois, il tresse, en silence. Il fait frais, la fenêtre surveille le village, on respire plus calmement, la touffeur est tenue à distance par le froufroutement de la paille sous ses doigts. Simon a commencé ce chapeau en novembre, et n’a toujours pas atteint la moitié de la calotte. Pourtant, il travaille tous les jours, si le climat le permet, tous les jours pour un seul homme, qui habite à Hawaï. Car l’esthète et homme d’affaires moustachu nommé Brent Black a « trouvé » Simon, il y a douze ans, et achète, depuis, l’entier de sa production : deux sombreros par an. Qu’il revend, aux Etats-Unis, 25’000 dollars pièce, un quart revenant à Simon. L’une de ses œuvres a terminé sur la tête de… Simon relève les yeux : « Comment s’appelle-t-il ? Silvester Stallone, je crois. Et des autres, aussi, j’ai oublié leur nom… » Simon sourit sous sa moustache à lui. Mister Black l’a adoubé « meilleur tresseur du monde ». Ce n’est pas la première fois qu’un énergumène photographe vient lui poser des questions. Il se tait, et continue de tresser, des fils si fins que la paille semble du lin. Le chef d’œuvre sera prêt vers le mois de mars, « si Dieu veut ». Par la fenêtre entre une douce lumière.

 

Le troisième jour, à la nuit tombée, il s’en va dans un bus moite qui ne sait que faire de ses longues jambes. Il porte un chapeau de paille sur la tête, imparfait mais si léger qu’il se demande quel vent va l’emporter. Personne, à Montecristi ou à Pile, ne porte de chapeau. Il y a, tout au plus, une casquette aux armoiries d’un club de foot européen qui traverse parfois la rue. Pourtant, penché vers la fenêtre du mastodonte, il ferme les yeux et ne voit que cela : des étagères et des étagères de sombreros couleur d’ivoire, chez José Chavez Franco, chez Bertha, chez Victoria et don Rosendo, chez Kleyder Pachay. Il touche encore les fils de paille sous ses doigts, il en sent encore l’odeur, comme celle du bois des moules et des boîtes, celle du souffre des exemplaires fraîchement blanchis, qui attendaient, dans un grand coffre en bois, leur départ pour Chicago. Il ne sait toujours pas vraiment d’où vient le nom de Montecristi, ni si l’art du tressage va disparaître dans dix ans ou perdurer pour dix autres générations. Il sort juste de la brume, aperçoit quelques vagues du Pacifique, et il s’imagine qu’elles murmurent avec délicatesse, comme un vieil homme aux yeux graves, le mot chapeau.

Simon En silence Glissades à Pile Multitâche Miguel et un cousin L'un vaut 200, l'autre 300 Little Bruce And The 800 $ Hat L'odeur qui reste ]]>
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Montecristi, 1942 http://www.mou.ch/matthieu/wordpress/?p=708 http://www.mou.ch/matthieu/wordpress/?p=708#comments Thu, 31 Jan 2013 19:42:40 +0000 matthieu http://www.mou.ch/matthieu/wordpress/?p=708 Presque fictif (8-1)

Il arrive à Montecristi un jour de pluie, en descendant d’un bus au petit matin, un chapeau de feutre sur la tête. Un bus qui a traversé des collines vertes se perdant dans la brume, dans l’humidité extrême. Des gens le croisent sur la rue qui monte, les bras serrés contre le corps. Les échoppent ouvrent à peine. La place, au milieu du village, est surplombée par une grande église blanche, dans laquelle on entre en écrasant des millions de cafards morts. Il s’en dégage une odeur musquée. Au bas des escaliers, une femme au foulard vend des cacahuètes grillées, un dollar.

Le premier jour, il entre dans la maison d’un homme qu’il ne connaît que par une photo vieille de plus de vingt ans, découverte dans un livre. Lorsqu’il arrive à la porte du salon, il s’arrête, car don Rosendo est là, de dos, en slip, et avance très lentement. Il détourne le regard, et laisse passer Victoria, la bien plus jeune épouse, qui l’a conduit jusque-là. Les murs sont clairs et nus, seuls des portraits de famille, étrangement lisses, y sont accrochés. Victoria le fait entrer, et don Rosendo le salue, habillé, d’une poignée de main. Don Rosendo a quatre-vingt-huit ans, et n’est encore l’homme de la photo que par le regard, grave, inchangé.

Ils s’assoient l’un à côté de l’autre, sur le canapé, et l’un raconte à l’enregistreur de l’autre son métier. Toute la journée, déjà, on lui a parlé de ce pour quoi il est venu : les chapeaux de paille que tout le monde, sauf les Equatoriens qui les fabriquent, appellent panamas. On lui a répété que ceux de Montecristi sont les originaux, les plus fins, les meilleurs, et il sait qu’en cela on ne l’a pas traité différemment qu’un client de passage, mais lorsque don Rosendo raconte par quelques mots et beaucoup de silences septante ans de carrière d’artisan, il se dit que cela justifie tout. Lorsque don Rosendo répète, doucement, en français, le mot chapeau qu’il vient de prononcer dans le micro, lorsque le vieil homme qui vient de tout résumer par le mot sacrifice murmure ces deux syllabes, en souriant, il se dit qu’il y a là quelque chose qui ne ment pas.

 

Le deuxième jour, il sort brièvement d’une voiture pour respirer, pour calmer sa nausée, assis sur un gros caillou, en face de quelques poules, devant des hommes qui marchent sur la route de terre, les mains vides ou balançant une machette. Il remonte dans la voiture ocre qui le conduit entre les couches de végétation et les nuages, jusqu’à ce que la route de terre ne devienne boue, et glisse entre des maisons de briques ou de pierre triste. Pile : c’est dans ce hameau, lui ont-ils tous répété, que se tressent les chapeaux les plus fins, les plus chers, jusqu’à leur état quasi-fini, avant que les revendeurs de Montecristi et d’ailleurs ne leur donnent un rebord, une forme, un ruban. Combien de personnes vivent-elles ici ? Deux cents ? Cinq cents ? Manuel Alarcón est l’un d’eux, c’est son contact, mais il n’y est pas. Âgé, lui aussi, il ne voit que d’un œil, dit-on. Aujourd’hui, il est à Manta, la grande ville côtière, à une demi-heure de route, pour être soigné, il ne saura pas de quoi.

Alors il marche à travers Pile, véhiculant des grandes raquettes de fange à chaque pas, s’accrochant aux barrières de bois. Des enfants en sandales l’épient en rigolant, une jeep s’est embourbée dans un bas-côté. Il trouve, finalement, à qui parler, de quoi voir, de quoi lui expliquer. Une tresseuse, Magdalena, lui offre deux bracelets faits de la paille sacrée, ornés de perles de couleur ; les vertes tombent presque immédiatement, en même temps. Il grimpe, finalement, la colline, jusqu’à une maison pastel, hèle son propriétaire. Simon Espinal apparaît à la fenêtre, méfiant, et finit par sortir, descendre le talus comme un surfeur, en shorts et en tongs. Au portail, il le sent gêné. Mais il accepte, finalement, de le recevoir, et les chaussures enrobées laissées sur le perron, il le fait entrer dans sa chambre de travail, où se découvrent une armoire, un lit, une fenêtre, un trépied de bois.

(A suivre.)

Rosendo Chez Kleyder Pachay Montecristi Chez Bertha Pachay Occasion spéciale Chez Victoria et Rosendo Pile Manuel n'est pas là Magdalena et les enfants ]]>
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L’émeraude et le mariole fatigué http://www.mou.ch/matthieu/wordpress/?p=645 http://www.mou.ch/matthieu/wordpress/?p=645#comments Sat, 12 Jan 2013 16:54:38 +0000 matthieu http://www.mou.ch/matthieu/wordpress/?p=645 Presque fictif (7)

José Luis a la barbe clairsemée, de la crème solaire sur le visage et une tête de mariole. On dirait à sa lèvre gercée qu’il se l’est ouverte en tombant, hier soir, après avoir bu trop de rhum, mais il n’y avait aucune bouteille en vue, lorsqu’on l’a aperçu jouer aux cartes sur la place du village. C’est peut-être que José Luis a juste l’air d’un vaurien. Un gentil vaurien.

C’est un volcan éteint, aux pentes vertes boisées de pins et d’eucalyptus. On y trouve aussi des fleurs blanches minuscules à quatre pétales. Si vous avez beaucoup de chance, vous en trouverez une qui en a cinq. « C’est un porte-bonheur », dit José Luis en se penchant. « Quand j’étais gosse, j’en cherchais avant mes matchs d’équavolley. »

L’équavolley, c’est comme du volleyball, mais avec une balle plus dure et un filet plus haut. José Luis, c’est le propriétaire de l’auberge la moins chère, quoique très confortable, de Chugchilán, village d’une centaine d’âmes séparé par un canyon du volcan Quilotoa, 3900 mètres d’altitude. Il y est monté, ce matin, avec deux ouvriers qui portent des sacs remplis de piquets à l’extrémité peinte en rouge, pour les planter le long du chemin qui ramène à Chugchilán, parce que les touristes se perdent. Quelqu’un déracinera peut-être les piquets, comme les panneaux de métal qu’il avait posés il y a quelques années, parce que c’est mauvais pour le business des guides. Alors José Luis tape fort avec son marteau, tous les vingt ou trente mètres.

Ces temps, il constate que la météo est folle. Normalement, à cette époque, il pleut. Mais le vent à défriser les chevaux qui broutent sur la crête du Quilotoa empêche les nuages de se briser au-dessus des champs de maïs, d’orge ou de patates. Une rafale envoie valser la casquette d’un des ouvriers. Le bonnet de polyester noir de José Luis est vissé sur sa tête. Ils se relèvent, et continuent le tracé, personne, ce matin, ne les croise sur le chemin. En contrebas, le lac est un œil bleu qui devient émeraude, plissé par le vent, lustré à toute vitesse par les balayements de soleil. Aucun canoë ne s’y est risqué pour l’instant. José Luis peut nager, plus ou moins. Mais faire le malin sur le lac de Quilotoa ? Non merci. Il y a deux ans, trois étudiants y ont fait les marioles, surtout l’un des trois, celui qui savait nager. Il a secoué le canoë jusqu’à ce que ses deux amis tombent à l’eau. Seulement, quand ils sont remontés à bord après la frayeur de leur vie, c’est lui qui avait disparu, lui, le seul qui savait nager.

José Luis pense que Quilotoa n’aime pas qu’on fasse le mariole chez lui. La police a sondé ses eaux à la recherche du disparu : ce jour-là, le brouillard s’est levé, et après avoir mesuré huit cents mètres de profondeur, pente toujours descendante, les flics n’y voyant goutte ont renoncé. De l’étudiant, on n’a retrouvé qu’une chaussure.

José Luis s’arrête un instant de taper avec son marteau, se relève, et sourit. C’est une bonne histoire à raconter aux touristes. Comme celle de son arrière-grand-mère, morte à 110 ans, qui lui contait l’époque où le lac montait jusqu’à la crête. Où les eaux explosaient en bouillonnements internes. Basculaient parfois hors du cratère, et ainsi se sont jadis formés le canyon et la rivière qu’on traverse par un petit pont, avant de remonter vers Chugchilán, non ?

José Luis et ses compagnons laissent Quilotoa derrière eux. Ils descendent à travers les champs et les pâturages, ramassent les déchets des autres, saluent les bergères à robe large et chapeau de feutre. Son frère les attend plus bas, au village de Guayama, pour les ramener dans son pick-up déjà chargé d’enfants.

José Luis pense aux travaux à terminer à l’auberge, et à la nouvelle, plus luxueuse, que sa famille construit en dehors du village et qui fera rentrer l’argent des touristes fortunés. Il pense à la route en train d’être creusée dans la montagne, pour rejoindre Zumbahua et l’axe de la Panaméricaine, et qui amènera certainement plus de monde que la piste à nids de poule actuelle. C’est Correa, le président, qui a décidé de faire construire cette route, parce que sa voiture a flanché, lorsqu’il est venu, en touriste, à Chugchilán. Tant mieux. Il votera pour lui, en février prochain.

José Luis, au fond, est optimiste. Cela doit juste être sa barbe clairsemée, ses traces de crème solaire et sa lèvre gercée qui lui donnent un air, comment dire ? Un air de mariole fatigué.

José Luis et ses chicos En marge José Luis Devant soi "Los chicos" Chemin Continuer Quilotoa Habiter Démocratie Guayama Oeuvre ]]>
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Cinquante ans de solitude http://www.mou.ch/matthieu/wordpress/?p=581 http://www.mou.ch/matthieu/wordpress/?p=581#comments Wed, 19 Dec 2012 05:54:34 +0000 matthieu http://www.mou.ch/matthieu/wordpress/?p=581

Presque fictif (6)

A-t-il fini par la voir, cette Colombie des médias, d’Ingrid Betancourt, des atrocités de la guérilla et de ses pendants paramilitaires, devenues aujourd’hui les « Bacrim », pour « bandes criminelles » ? Non, bien sûr. Il glandait sous les palmiers. Mais il a entraperçu, ce matin, dans un centre de conférences de Bogotá, une autre Colombie, née de la première, pour la rejeter et un jour prochain la faire basculer, qui sait, dans l’histoire.

Il s’est rendu à l’ouverture d’un Forum de trois jours, consacré à recueillir les doléances et les propositions de la société civile autour du problème, à la base même de l’insurrection il y a cinquante ans et toujours non résolu, de la réforme agraire. Un forum convié dans le cadre des négociations de paix entre le gouvernement colombien et les Forces armées révolutionnaires (FARC), qui ont débuté cet automne à La Havane, et se poursuivront en 2013.

Alors que, déjà, la sceptique population colombienne se moque des « vacances à Cuba » offertes aux guérilleros, en gardant en mémoire l’échec des pourparlers des précédentes décennies, plus de 1200 personnes sont néanmoins là, dans cette grande aula pleine à craquer, dans cette arrière-salle plongée dans le brouhaha des cafés sucrés servis dans des gobelets blancs. Il a zigzagué entre les cameramen et les photographes, les présentateurs en plein direct télévisuel, les odeurs de pieds et de transpiration. Il s’est levé avec tout le monde quand, avant tout discours monocorde ou vibrant, l’hymne national a été entendu. Il a demandé à quelques-uns des assistants qui devront, dans une succession de tables rondes, tenter de se comprendre, et de faire naître des propositions à envoyer aux négociateurs de La Havane, ce qu’ils attendaient de ces trois jours.

Il a ainsi tendu l’oreille autant que possible pour capter les paroles d’Elsy, représentante d’une organisation de femmes paysannes d’une région sinistrée par le conflit, appuyée dans un coin contre le mur de l’amphithéâtre : « J’espère que nous verrons les fruits des propositions que nous faisons, et que ce ne sera pas comme toujours : le gouvernement nous convie, et ensuite tout cela reste sur papier. »

Il a serré la main de Ricardo, directeur technique de la Fédération des producteurs de café, le sourire dans sa barbe : « J’ai beaucoup d’espoir. La situation s’est énormément améliorée. La Colombie est en train de prendre confiance en elle. »

Il a pris une leçon de géographie auprès de Luis, jeune délégué coiffé de plumes des indigènes Korevajü : « Il y a de l’espoir, mais nous autres qui sommes dans la montagne loin de tout moyen de communication, nous n’avons pas encore remarqué de changement. Chez nous, les territoires ne sont pas définis, et le conflit continue. »

Assis dans l’assemblée, une fois que celle-ci eut terminé de grignoter les empanadas servies par une armée de grooms en tablier soudainement apparue entre les rangs, il a écouté l’un des orateurs, Bruno Moro, représentant des Nations Unies coorganisatrices du Forum, affirmer : « Nous ne commençons pas de zéro. » Puis être interrompu par les applaudissements, au moment d’invoquer « Gabo » García Marquez : « Colombia no está condenada a cien años más de soledad. »

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El Dorado http://www.mou.ch/matthieu/wordpress/?p=535 http://www.mou.ch/matthieu/wordpress/?p=535#comments Mon, 10 Dec 2012 01:25:32 +0000 matthieu http://www.mou.ch/matthieu/wordpress/?p=535 Presque fictif (5)

Vous ne nous regardez que quelques secondes, avant de passer à autre chose. C’est la règle de cet endroit qui nous fait reluire et resplendir. Vous nous photographiez, par habitude ou parce que vous n’avez jamais rien vu de tel, par désir de nous montrer à d’autres ou de nous posséder en partie, par une sorte de réflexe de protection, aussi, parce que nous vous déconcertons : vous ouvrez grand les yeux mais vous ne savez que faire, en réalité, de cette confrontation.

Vous ne nous regardez que quelques secondes, mais nous nous souvenons, nous, de tous vos visages. Lointains sont ceux de nos défunts concepteurs, dont le regard était bien différent de celui des hommes à petites brosses qui, beaucoup, beaucoup plus tard, nous exhumèrent de la poussière. Aujourd’hui nous sommes mis en scène dans la lumière, nous sommes des visages toujours en train d’émerger de la nuit quand les vôtres défilent, blancs, noirs, jaunes, froncés, bigleux, moustachus.

Vous ne veniez pas pour nous, nous le savons, mais pour ce dont nous sommes faits. Ce métal qui vous rend fous. Auquel nos concepteurs, déjà, attribuaient une aura d’immortalité, parce que le temps semble n’avoir aucune prise sur lui. Cela fait des millénaires que vous vous en parez. Que vous tuez et faites tuer pour le découvrir et le posséder. Aujourd’hui, dans les régions où nous fûmes conçus, le Cauca, le Chocó, Antioquia, les réserves de ce métal, si vastes encore, vous font creuser, extraire, analyser. Pour le président de ce pays, qui n’existait pas lorsque nous prîmes forme, la mine est sa « locomotive ». Des entreprises étrangères lui promettent écoles, routes et câbles électriques en échange d’espace, de sous-sol et d’eau douce, mais certains descendants directs de nos concepteurs leur refusent l’accès aux forêts, aux lacs, aux montagnes. Vos journaux, pour désigner ce nouvel élan, font appel à la légende qui fit tourner la tête des conquistadores, leur firent perdre pied à travers les Andes, et continue de faire rêver les narrateurs. Un roi, une cité tout entière bâtie dans ce métal. Un mythe né autour de cette ville qui nous sert aujourd’hui d’écrin. Dans laquelle vous défilez, professeur local au regard perçant, pâle surfeur des antipodes traînant sa gueule de bois, gringo en quête de coke, riche carioca, couple en décomposition, Européen bien accompagné, grand type au carnet rouge dans lequel est inscrit BOURDIEU en lettres capitales, grand type au carnet turquoise dans lequel est inscrit « Muerte en Hawaï » en pâtés dégueulasses. Vous ne veniez pas pour nous, mais nous vous captivons, et vous nous saisissez sur carte mémoire, déconcertés. Trésors d’imagination.

Museo de Oro 1 Museo de Oro 2 Museo de Oro 3 Museo de Oro 4 Museo de Oro 5 Museo de Oro 6 Museo de Oro 7 Museo de Oro 8 Museo de Oro 9 ]]>
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Le chêne de Capitol Hill http://www.mou.ch/matthieu/wordpress/?p=471 http://www.mou.ch/matthieu/wordpress/?p=471#comments Mon, 26 Nov 2012 05:40:50 +0000 matthieu http://www.mou.ch/matthieu/wordpress/?p=471

Presque fictif (4)

Cela fait quelques décennies que je suis planté là, et je n’ai pas l’intention de bouger.

Je crois que c’est un lieu important pour les bipèdes de cette partie du continent, une ville capitale, l’ont-ils même appelé, cet endroit. Ils y ont construit des tas de mémoriaux en très dignes pierres blanches, des grandes allées calmes et propres, des promenades le long d’immenses édifices à escaliers et colonnes immaculées, dans lesquels ils exposent, à gratuité, beaucoup de choses. Leurs plus grandes réalisations, parfois des morceaux de tissu d’un mètre carré constellés de couleurs, parfois des machines volantes grandes comme des baleines ; de nombreux bibelots, bouts de terre-cuite ou de papier relié, qu’ils encadrent de panneaux explicatifs, sans doute pour ne pas oublier tout ce qu’ils ont dû endurer et faire endurer pour réaliser leurs baleines volantes et leurs toiles colorées ; une quantité incalculable d’autres animaux qui ont l’air plus vrais que nature, mais dont il ne reste que la peau, sans doute pour ne pas oublier le peu de choses qui les distingue d’eux : les baleines volantes et les toiles colorées.

Et ce n’est pas tout : les bipèdes de cette partie du continent, pour mieux se distinguer encore des quadrupèdes qu’ils empaillent, se sont dotés d’un gouvernement, de représentants, de lois et de juges, et ils ont tout concentré ici, à deux pas de moi : une baraque pour le chef des bipèdes, une grande coupole en guise de salle de délibération, même un faux temple à colonnades pour archiver tous, absolument tous les bouts de papier qu’ils impriment, sur ce coin de continent et ailleurs. Tout cela en blanc, très propre, ordonné, imposant, orné de ces morceaux de tissu (encore !) que les bipèdes de cette partie du continent ont peint en rouge, blanc et bleu et décrété le plus haut symbole de l’importance de leurs unions (et désunions).

Oui, oui, cela fait bien, dans le soleil couchant. Cela fait vieux et respectable. Cela donne à méditer. Mais, franchement, sans nous, toute cette solennité ferait un peu kitsch, non ? Sans nous et nos cousins les brins d’herbe. Il manquerait un peu de matière à leur saint des saints. Un peu d’ombre à leurs bancs. Un peu de mystère à leurs collines patriotiques. Moi, je pense qu’ils ont inconsciemment une certaine peur d’eux-mêmes, les bipèdes. Pour nous avoir offert l’espace au cœur de leur ville capitale, et les très dignes pierres blanches comme écrin…

Washington, 23 novembre 2012.

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J’achète un appartement à Lisbonne http://www.mou.ch/matthieu/wordpress/?p=324 http://www.mou.ch/matthieu/wordpress/?p=324#comments Thu, 01 Nov 2012 01:55:33 +0000 matthieu http://www.mou.ch/matthieu/wordpress/?p=324 Presque fictif (3)

Bonjour ! Je m’appelle Manuel, j’ai la trentaine, et j’ai décidé d’acheter un appartement à Lisbonne.

Il est lundi midi, la pluie tombe par intermittence, et la lumière descend en cascades sur la ville, ricoche sur le Tage et sur le métal des ponts, coule dans les rues de pierres blanches et entre les arbres encore verts. J’entre dans mon Opel Agila, une chemise ouverte jusqu’au quatrième bouton et des chaussettes dépareillées dans mes Birkenstock, je pousse un peu les cadavres de briques de lait pour faire de la place à mon coéquipier suisse, je mets le contact, on est parti !

Le premier appartement à visiter est situé dans un bel immeuble du quartier Campo de Ourique, tranquille, cossu, aux trottoirs tapissés de feuilles. C’est une sorte de bureau pour coopérative d’enseignants au dernier étage, il y aurait plein de choses à transformer partout, et puis c’est trop grand, alors je dis merci beaucoup, et j’emmène mon coéquipier suisse manger au restaurant Trempe, dans le coin. C’est un petit restau en longueur, avec des lampes suspendues par des chaînes, des poutres au plafond, des étagères remplies de bouteilles de vin. A la télé, on nous informe que les fonctionnaires vont participer à la grève générale convoquée par les syndicats, le 14 novembre.

Il est 13h, seules deux tables sont pour l’instant occupées. J’explicite avec délice à mon hôte les noms des plats, les pataniscas de bacalhau com arroz de feijão, la perdiz estufada a moda do Alentejo, les churrasquinhos de vitela à Trempe, la carne de porco a Alentejana. Finalement, on prend un peu de tout. La télé informe qu’il « n’existe aucune base objective pour dire qu’il y aura un retour de la croissance au 2e trimestre 2013 ». Les serveurs me disent « tu », c’est peu courant, et c’est ce qui me plaît, ici, outre la nourriture bien sûr, qui est vraiment délicieuse : le coéquipier suisse est aux anges.

A 14h30, nous sommes dans un autre quartier, rue de São Lazaro, près de l’Institut Goethe et de plusieurs minuscules tailleurs asiatiques. Je reçois mon 28e appel d’un numéro commençant par 900, je ne sais plus quel agent immobilier a quel numéro, car j’en ai appelé une vingtaine depuis deux jours. Je dis toujours « obrigado » plein de fois, ainsi que « viva », qui est une belle manière de dire bonjour, et « até já », qui signifie « à tout à l’heure ».

Nous visitons l’appartement, une sorte de colocation géante, il y a plein de pièces curieusement agencées et un petit chien en plastique à côté de l’annuaire, je dois expliquer à l’agent moustachu et au propriétaire rasé que mon coéquipier qui les mitraille n’est pas un infiltré de la concurrence, mais juste un touriste suisse, japonais sur les bords. C’est cher (250’000 euros), il y a une terrasse mais trop de trucs à changer, on renonce, on retourne vers Campo de Ourique, et je m’excuse auprès de mon coéquipier de devoir répondre toutes les cinq minutes, littéralement, à l’un de mes deux téléphones.

Devant la piscine, on a rendez-vous avec Mimi. En fait, Mimi nous appelle de la fenêtre, car elle est déjà dans le petit immeuble où elle a deux apparts à nous faire visiter, rue Correia Teles. Ce sont des petits deux-pièces bleus et blancs vendus 95’000 et 105’000 euros, car entièrement rénovés. Je demande à Mimi des renseignements sur la largeur de la pièce donnant sur la rue : 3 mètres ? Plus ou moins, répond Mimi, qui fait consciencieusement trois grands pas d’un mur à l’autre, avec son sac à main léopard. Il y a deux ouvriers dans la cuisine, en train de finir les agencements. Mon coéquipier aimerait bien les mitrailler eux aussi, mais ils nous regardent tellement qu’il n’ose pas. On remercie Mimi, et on s’en va.

C’est l’après-midi, et largement l’heure de manger. Dans ce quartier, tranquille et cossu, se trouve justement la pâtisserie Aloma, qui a reçu la distinction du « meilleur pastel de nata de Lisbonne 2012 ». Et franchement, man, c’est vraiment la meilleure tartelette du genre. Petite, mais délicieuse, pas tout à fait cuite, donc fragile, et néanmoins ferme, encore chaude, exquise sans rien ou avec une pincée de cannelle. Il y a seulement cinq petites tables rondes dans la confiserie. On attend, assis à l’une d’entre elles, la fin d’une averse soudaine.

On commence à être fatigués, alors on visite un dernier appartement, rue Correia Teles aussi, à deux pas. Rénové, deux chambres, une penderie et un magnifique salon. Le proprio a des lunettes, parle excellemment le français comme beaucoup de Portugais de sa génération, et souligne l’importance d’avoir une grande salle de séjour plutôt qu’une grande chambre, car « on ne vit pas au lit ». Enfin, « si, on vit aussi au lit… » Et le petit quinqua francophone sourit. Très beau, mais 200’000 euros, je vais réfléchir. Une fois que j’aurai visité quelques brassées supplémentaires d’appartements à acheter à Lisbonne…

Ah oui, et le soir, j’emmène encore mon coéquipier suisse manger chez ma belle-famille, et ensuite dans un bar branché qui s’appelle la Pension de l’Amour. Je suis crevé, mon invité suisse m’offre un verre de Pedras, une eau minérale qui se boit divinement avec des glaçons et une rondelle de citron, ça me fait divinement roter comme s’il n’y avait plus de lendemain. Mon invité note cette phrase dans son carnet et boit, lui, une bière portugaise, la barmaid lui a fait un joli sourire, il a l’air heureux, je crois.

On visite On sourit On écoute On sourit (bis) On se régale On esthétise On téléphone On planifie On se régale (bis) On explique (à Mimi) On rêve On visite (la Pension de l'Amour) ]]>
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La crise, fiston http://www.mou.ch/matthieu/wordpress/?p=203 http://www.mou.ch/matthieu/wordpress/?p=203#comments Fri, 26 Oct 2012 09:00:27 +0000 Florian http://www.mou.ch/matthieu/wordpress/?p=203 Il y a quelqu'un?

 

 

Presque fictif (2)

Il attend. Dans les couloirs bleus de l’Unité du Voyageur de l’Hôpital Carlos III de Madrid, il n’y a pas grand monde. Un jeune barbu qui disparaît par l’une des portes, son carnet jaune à la main. Un jeune couple et leurs deux garçons, en pull bleu identique, qui observent leur papa barbu déballer une batterie d’appareil électronique. Il attend, depuis quelques minutes seulement, lorsqu’une autre porte s’ouvre sur une gentille doctoresse, qui le fait entrer pour lui injecter le deuxième rappel de son vaccin contre la rage – car il s’en va vers un continent méridional, où les fièvres ont apparemment une couleur ou un nom terrifiant, et où il est interdit de se laisser lécher par les animaux.

Or il s’attendait à tout, en cherchant à pied et en bus cet hôpital trouvé sur Internet. A ce qu’il soit fermé. A ce que l’Unité du Voyageur et de Médecine tropicale soit fermée. A ce que les horaires de consultation ne concernent que le matin. A ce qu’il y ait une file d’attente d’une heure ou deux (ou trois). A ce qu’il faille prendre rendez-vous pour trois semaines plus tard, lorsqu’il serait déjà sur l’Atlantique. A ce qu’on lui fasse acheter le vaccin ailleurs, à telle pharmacie de l’autre côté du bâtiment, ouverte de 8 à 14h…

Bref, il s’attendait à ce que sa petite expérience de l’Espagne, et la lecture d’un texte d’un écrivain du XIXe siècle nommé José Mariano de Larra, lui avaient appris à attendre : vuelva usted mañana, revenez demain. Oui, c’est cliché. Mais il a assez ouvert de comptes en banque, signé de contrats de téléphonie, envoyé de paquets à la Poste, fait les courses au supermarché ou tenté de louer une voiture – ouverture de l’agence de 16h30 à 17h, n’est-ce pas, grand frère, se rappelle-t-il – assez fréquenté surtout les « centres de santé » du pays – un doigt coupé, une syncope, une sinusite ou deux… – pour savoir que les files d’attente, que les guichets, que les distributeurs de numéros, en Espagne, font partie d’une vaste stratégie pour entrer en contact avec n’importe qui, se raconter sa vie ou les derniers potins, avant d’accomplir enfin, après un long moment, la tâche officiellement à accomplir. Et au fond, le temps à sa disposition dans cette péninsule ayant toujours été un temps de vacances, d’études et de grasses matinées, un temps extensible, au fond il adore ça. Il avait donc pris son carnet, son magazine et son livre, en sachant que quoi qu’il arrive, ce serait toujours un jeu d’enfants à côté de ce qui l’attend en Amérique du Sud…

De fait, les jeux d’enfants, c’est parfois encore trop compliqué, se dit-il en pensant à Calvin & Hobbes. Car tout était ouvert, hôpital et unité ; il n’y avait pas de file, la doctoresse gardait le vaccin au frais, et n’eût été – quand même – un petit épisode administratif extraterrestre, il serait ressorti après dix minutes. Alors il l’a fait durer, le passage aux admissions, avec cette jeune brune aux cheveux courts et cette jeune blonde aux cheveux longs, qui ne pouvaient rien au côté compliqué de l’histoire, ni l’Espagne, d’ailleurs. Non, cette fois, c’est le vieux peuple suisse et sa non-adhésion à l’Europe qui ont transformé la petite salle aux néons en case de BD, avec des gros points d’interrogation au-dessus de la tête de tous les personnages. Qui doit payer ? Et comment ? Ça marche, cette carte d’assurance suisse suspicieusement européenne d’un seul côté ? Il a fallu entrer ses coordonnées postales dans le système, au cas où, mais « Lausanne » n’a pas été acceptée comme ville espagnole. Après quelques conciliabules en coulisses, la blonde est revenue avec une feuille qui stipulait qu’il devrait payer son vaccin si son assureur refusait de s’en charger. Elle la lui a tendue, en précisant : « Tu peux la signer, si tu veux. Ou pas. »

S’est alors exprimée une collègue en blouse blanche qu’il n’avait pas vu entrer, la cinquantaine, les cheveux frisés. « De toute façon, tu ne vas jamais la recevoir, cette facture. » Ses jeunes camarades ont approuvé. « C’est la crise, fiston, elle nous affecte tous », a continué la dame, debout devant le bureau de la jeune brune. Et, gravement, elle a pris l’écran d’ordinateur entre ses mains, a doucement posé son front dessus, et s’est mise à rigoler.

Ecrit entre l’hôpital Carlos III et la gare de Chamartín, le 24 octobre 2012.

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Presque fictif http://www.mou.ch/matthieu/wordpress/?p=151 http://www.mou.ch/matthieu/wordpress/?p=151#comments Mon, 22 Oct 2012 09:00:19 +0000 Florian http://www.mou.ch/matthieu/wordpress/?p=151 Touchant

 

Pour Jean-Vincent, à quatre mains.

 

La brioche

« Ouais, je suis dans la brioche et la biscotte. Je dirige une chaîne de production, du côté espagnol. Des viennoiseries pour les supermarchés, surtout. » Jean-Vincent jette un œil dans son rétroviseur et s’engage sous les voies du chemin de fer qui sépare en deux la petite ville de Saint-Jean-des-Marais. La plupart des volets sont fermés. Parce que c’est assez tard, et qu’on est franchement hors saison. Des faits : il y a trois librairies, ici, pour quinze mille habitants. Un festival renommé de films de jeunes réalisateurs, mais on vient juste de le louper. Un front de mer à amplitude de marée lunaire. On avait rendez-vous avec Jivé sur le quai de la gare, mais c’est sur la plage déserte qu’il nous a retrouvés, devant un hôtel chic. Il fallait qu’on coure voir ces gros rouleaux de Gulf Stream avant la tombée de la nuit, sentir ce sable mou sous les orteils, les jeans retroussés, comme des gamins.

Jivé a une Fiat panda grise métallisée, des lunettes à grosse monture noire et un petit air de Karl Zéro. L’icône de son profil couch surfing, c’est un ermite indien à forte barbe grise. Dans son loft neuf du quartier résidentiel, des photos de voyage encadrées et de petites sculptures ethno garnissent les murs blancs. L’Inde, Istanbul, une poignée de Lonely planet, un séchoir à lessive vide. Jivé est Breton, et, sans vouloir paraître de mauvaise foi, « c’est la Bretagne le plus joli coin du monde ». Il y retournera quand il en aura assez des biscottes. On lui tend une Petite Arvine, il sort des fonds de bouteille de son unique placard : Porto, Ricard, Rhum. Chez Jivé c’est propre et bien rangé. L’Histoire de France pour les nuls, Pâtisseries entre copains, J’irai dormir chez vous, de la littérature japonaise, un Amélie Nothomb de seconde zone. Un petit écran plat Acer, une lampe à liquide psychédélique-chic, une douche sans rideau, une cuisinière à induction. Une plante impeccable, un canapé rouge, des cédés empruntés à la bibliothèque, une chaîne hi-fi réglée sur le volume minimum. Keziah Jones, Selah Sue, John Digweed. Tout est nickel chez Jivé. Bleu ciel. Les ampoules sont nues, les produits de soin sont alignés au bord du lavabo, les clubs de golf trônent derrière la porte d’entrée. Un sac plastique vole derrière les fenêtres, dans la rue vide. « On dirait American beauty » rote Matthieu, qui vient de se lever. « Il y a encore de l’eau chaude ? »

En une soirée dans le petit canapé rouge, on a parlé de foot, d’Amérique  latine, de Bretagne, de rugby, d’armée, de cinéma, de Liban, d’Inde, de galettes au sarrasin, d’excès de vitesse, de Turquie, de paradis fiscaux, d’origine des aborigènes australiens, de pelote, de petite Arvine, de photographie, de brioches. Et de biscottes. Et maintenant, Georges le haricot sauteur du Mexique saute dans sa petite pastille de plastique transparent. « Il y en a aussi qui l’appellent Roger ou Fritz. » Au printemps, après l’hibernation (donc probablement en Argentine, m’informe doctement Matthieu), Georges R. F. Magic Bean deviendra un papillon grisâtre, et puis s’envolera. Du Mexique à l’Argentine, avec deux traversées de l’Atlantique dans la coquille, Georges est un grand voyageur qui s’ignore.

Matthieu boit un thé puissamment épicé, en boxer bleu vaguement moulant devant la porte-fenêtre cristalline du balcon. Ça fait des bruits d’aspiration. « Il est vachement corsé. C’est presque fictif. » Douze ou treize heures de sommeil, c’était le minimum vital, apparemment. L’horloge Fiat de la cuisine-salon indique deux heures dix de l’après-midi. Jivé est depuis longtemps de l’autre côté de la frontière, il surveille ses brioches et ses biscottes. « Putain, c’est une confiture de melon ! Avec le Croustidor tradition Croustinette et du beurre salé, ça va être incroyable !» Matthieu referme le frigo, entreprend une tartine. J’ai envie d’Atlantique Nord. La confiture de melon s’avère moisie. Il n’y a plus de biscottes dans les placards de Jivé.

Ecrit dans le petit canapé rouge de Jivé entre 13h50 et 14h52 le 17 octobre 2012.

 

La biscotte

Avec de petits ciseaux, Daniel découpe le ticket du Bar de la Marine pour le coller sur une carte postale intitulée « Amour ». Il boit une panachée qu’il appelle « cycliste » dans un verre en forme d’ampoule. L’air est un peu iodé, mais doux comme la couleur des troncs des platanes ou comme le nom Saint-Jean-de-Luz.

A l’intérieur du café, les mignons du boys band One Direction chantent à la télé, en roulant dans des bulles géantes, qu’il faut « vivre tant qu’on est jeune ». Ma foi, on essaie. Daniel vient de me raconter qu’il a passé deux mois aux Archives littéraires suisses à classer les écrits d’un certain Roland Donzé, mort en 2011, Jurassien donc forcément un chic type mais écrivain toute sa vie, n’ayant jamais osé publier un roman réécrit deux fois neuf fois (pour plus de clarté, contacter les ALS) jusqu’à ses 65 ans, âge auquel il franchit enfin le pas, pour ensuite que paraissent les quatre tomes suivants au rythme d’un pavé tous les cinq ans. « Ce n’est pas pour me vanter, a dit Daniel en tirant un peu sur ses shorts, mais je connais pas mal la littérature romande, et je n’avais jamais entendu parler de lui, avant. » Donc voilà, on vit et on écrit tant qu’on est jeune, ça doit être la bonne direction.

Un couple de touristes passe devant notre table. Ils marchent de façon synchronisée et l’homme tient le guide Michelin dans la main droite. « En haute saison, pas de problème, mais là, ça va être difficile », nous a répondu le serveur du café d’à côté, vers 15h30, lorsque nous lui avons demandé si la cuisine était encore ouverte. Ils ont faim, ces petits, mais rien, alors ils ont grignoté un cheese et un panino vénitien sur le banc, en parlant de Donzé et de changements de rythme. A regarder les clients de la terrasse qui lisent Sud-Ouest, on doit être à peu près les seuls idiots du voyage (non, ce n’est pas de moi, c’est le titre d’un livre offert par Grég et Alexandra qui attend son heure dans ma besace) à Saint-Jean-des-Marais. Du coup, l’immense plage est sauvage, la plage d’où on va plonger tout à l’heure, la plage où Jean-Vincent nous a récupérés hier, malgré le rendez-vous fixé à la gare, mais il fallait présenter Daniel à l’Atlantique.

Il a été frappé par le domaine d’activité de notre hôte de quelques jours, le Vuataz. Il pense que la brioche et la biscotte, ça cache quelque chose. Trop simple, trop sympa, le Jivé. Bixente, comme ils l’appellent chez les Vascos. Okay, Daniel, alors voici ma théorie. En fait, Bixente ne traverse pas la frontière tous les jours pour aller travailler. Ou plutôt, si, il traverse la frontière tous les jours pour aller travailler, mais il ne travaille pas dans la brioche et la biscotte. Ou plutôt, si, il travaille pour El Brioche, alias Pedro Ibarra Saenz, le Passeur d’Irún, celui qui se charge de faire transporter depuis le Maroc, via Tolède, les paquets de shit que fument les Parigots. Et pour El Bizcocho, Iker López Ugardín, dit aussi le Renard, qui débarque la coke vénézuélienne à La Corogne et fait la navette entre Bilbao, Santander et Barcelone. Eh oui, Bixente est leur contact gabacho, frouze, français quoi. Les beaux voyages en Inde et en Bolivie… Tu saisis ?

Quoi, tu aurais préféré quelque chose de plus original ? Du genre : Bixente, sous ses airs bretons, est ex-champion de France de pelote basque, et non son voisin, comme il nous l’a fait croire ; Bixente, sous ses airs de Karl Zéro, est drag queen les week-ends dans un club SM de San Sebastián ; Bixente… Et bien vas-y, lâche-toi. Après tout, moi j’aime bien les brioches.

Ecrit à la terrasse du Bar de la Marine, en fin d’après-midi du 17 octobre

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