L'encre de Patagonie » Matières humaines http://www.mou.ch/matthieu/wordpress Matthieu, la plume et l'Amérique Fri, 23 Aug 2013 08:17:13 +0000 fr-FR hourly 1 http://wordpress.org/?v=3.4.2 Le pommier de Berta http://www.mou.ch/matthieu/wordpress/?p=927 http://www.mou.ch/matthieu/wordpress/?p=927#comments Sat, 20 Apr 2013 13:39:18 +0000 matthieu http://www.mou.ch/matthieu/wordpress/?p=927 Elle marche d’un pas rapide vers le lac, sur cette rive qui semble avoir été ravagée par un lointain incendie. Elle ramasse une longue branche blanche et nue, continue d’avancer en la portant contre son épaule, comme un étendard. Le jour s’est levé mais pas encore le soleil, le silence couvre les monts boisés tout autour de nous. J’ai dormi la nuit passée dans la petite maison de bois de Berta, qui me conduit, comme prévu hier soir, sur le lieu du drame, de son drame.

Plus haut sur les montagnes poussent les pehuenes, que les Espagnols ont appelé araucarias, de grands conifères qui vivent parfois jusqu’à mille ans. Leurs pignons ont nourri les indigènes Pehuenche pendant des siècles, et leurs descendants continuent de les récolter. Berta Quintreman, 78, 82 ou 84 ans – comme souvent sur ce continent, les chiffres ne sont pas clairs – est l’une d’entre eux. Elle vivait, jusqu’il y a neuf ans, au bord d’une forte rivière qui s’appelle le Bío Bío, dont elle entendait la rumeur depuis son foyer d’entre les arbres. En ce matin glacial qui enserre nos jambes et nos mains, sous nos yeux, le Bío Bío est une vaste étendue immobile : deux barrages l’ont transformé en « désert d’eau ». Réalisés par l’entreprise italo-espagnole Endesa, ils fournissent 10% du courant du principal réseau électrique chilien.

Elle s’avance vers le lac et me parle d’un homme, je crois, je ne comprends que très peu de ses paroles. Des paroles que l’on n’a pas néanmoins besoin de comprendre pour en percevoir la dureté. Soudain, comme pour me montrer ce qu’elle lui ferait, à cet homme, elle lève la branche morte de ses deux mains au-dessus d’elle, et la fracasse contre le sol. La branche se brise en deux. Berta me regarde brièvement. Puis reprend son soliloque, en maudissant ceux qui ont inondé son ancien verger. On en voit encore le sommet des arbres, blancs et nus, émerger du lac, et leur présence contre-nature, comme la bande de terre pelée marquant l’ancien niveau du lac sur les collines, dégage une ambiance de mort, au milieu de cet horizon de beauté. « A côté de ce pommier, là, au milieu, je suis née » me dit Berta en pointant du doigt l’une des silhouettes à moitié immergées. Puis elle retourne à sa colère. « Ce sont des bandits, des crapules. Des sans-esprits. Ils sont plus jeunes que moi, et ils pensent qu’ils comprennent ? Ils n’ont pas de connaissances. Mais ils mourront, eux aussi. Personne n’est éternel. »

Jusqu’en 2004, date de la construction des barrages, Berta et sa soeur Nicolasa ont tant lutté contre cela qu’elle sont devenues célèbres. Les « ñañas », ont-elles été appelées, « sœurs », en langue pehuenche, sont allées partout, des scènes rock de Santiago au Palais de la Moneda, alors résidence du président Ricardo Lagos, pour clamer leur refus de voir une partie de leur univers sacré disparaître. Mais la communauté de l’Alto Bío Bío était divisée, et une majorité a accepté d’échanger ses terres contre d’autres, plus loin du fleuve, et surtout contre des aides financières, la construction d’infrastructures, des formations et des bourses d’études. Aujourd’hui, c’est toujours l’une des plus pauvres du Chili, et les tarifs d’électricité, comme le taux de suicides et d’alcoolisme, y sont élevés.

Berta se tourne un instant vers le nord, où un sommet est lentement doré par le soleil levant. « Derrière cette montagne, il y a une grande réserve de pignons. C’est la pauvreté, ça ? Non. C’est la richesse. » Elle regarde à nouveau le lac. Je ne dis rien. Il fait froid. Elle sert les poings, et soudain sa voix se courbe. « J’ai toujours de la rage. » Elle détourne le visage. Je baisse mon appareil photo, protubérance soudain très gênante et très incongrue. Je regarde l’eau argentée, les peupliers orangés de l’automne, la brume qui s’accroche aux collines. Je pense à sa mère, à son père, à sa grand-mère qu’elle cite souvent, et qui vivent encore, ne cesse-t-elle d’affirmer, ici, avec elle, comme les esprits de la rivières. Esprit se dit « am » dans sa langue. J’ai cru un instant, en partageant le potage avec elle et sa famille, hier soir, qu’en prononçant ce mot elle me montrait qu’elle savait dire « âme » et connaissait ma langue.

Voilà des années que les « ñañas » ne font plus la une des journaux. Pourtant, le Chili vit, depuis quelques années, une forte polémique à cause d’un projet de deux barrages dans la sauvage région d’Aysén, tout au sud de la Patagonie. On peut trouver tout à fait raisonnables les arguments de ceux qui soutiennent qu’utiliser les vastes ressources hydrauliques du pays, au vu de l’augmentation constante de la consommation d’électricité, vaut mieux que de construire des centrales nucléaires ou importer du gaz et du charbon. On peut au contraire combattre l’altération d’un paysage encore vierge, la construction d’une interminable ligne à haute tension pour ramener le courant vers le centre habité du pays, et vouloir chercher d’autres solutions aux besoins énergétiques.

De même, à Ralco, il suffit d’écouter la façon dont certain expert énergétique de Santiago parle d’elle, de voir le petit sourire et le regard de l’ingénieur José, employé par une fondation financée par Endesa, quand il m’a demandé laquelle des sœurs vit encore « là-haut » ; d’entendre même la voisine amère de Berta décrire avec un peu de mépris comment les Quintreman gesticulaient « pour les caméras » tandis qu’elle et ses proches combattaient vraiment l’Etat et Endesa, pour comprendre que beaucoup détestent « la ñaña ». Il suffit aussi de regarder Eduardo, son fils, et Karmen, la bénévole revenue l’aider comme à l’époque de la lutte, de les voir s’en occuper avec humour et patience, pour comprendre à quel point d’autres l’aiment, voire la vénèrent.

Mais ces sentiments extrêmes de part et d’autre ne disent pas grand-chose, au fond, de la simplicité des faits, d’une vérité brute et irréductible. Celle d’une femme qui vit sa spiritualité non dans des mots mais dans la terre et les rivières. D’une forte et intimidante individualité qu’aucun film, aucune photographie ne capturera vraiment. D’une vieille dame débordant encore de colère, près de dix ans après, en se tenant debout, les poings serrés, face à l’immense partie de son monde qu’on lui a arrachée, blessure que jamais  ̶ dussent ses voisins chiliens réussir un jour à la convaincre de la nécessité des barrages pour éclairer leurs villes, hypothèse totalement improbable – blessure que jamais elle ne pourra comprendre ni accepter.

Réminiscences Rivière immobile Vie et mort Foyer Karmen et "la ñaña" Eduardo Bio Bio Les villes chiliennes Berta ]]>
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Buenos días, sous la terre http://www.mou.ch/matthieu/wordpress/?p=827 http://www.mou.ch/matthieu/wordpress/?p=827#comments Thu, 14 Mar 2013 00:35:26 +0000 matthieu http://www.mou.ch/matthieu/wordpress/?p=827 Il est peu avant sept heures du matin à Santa Filomena, village de quelques milliers d’âmes qu’on atteint, depuis la Panaméricaine, par une piste cahoteuse qui grimpe 2400 mètres, et précipite les lacets alpins reliant St-Luc à Zinal au rang d’autoroute.

Il est peu avant sept heures, le soleil émerge d’entre les montagnes nues, et des centaines de fourmis bleues à tête rouge s’amoncellent sur une petite colline de pierres qui domine deux cabanes, une petite croix et une bouche noire ouverte dans la terre.

Je les regarde un moment, éberlué, le ventre alourdi par un petit déjeuner d’avoine, de lentilles et de riz. Puis César, large et calme gaillard au visage plat, me fait entrer, quelques pas poussiéreux plus loin, dans l’économat de l’entreprise. « Taille 43, ou 44, on n’a pas, hein ? » demande-t-il au maître des lieux, que j’aurai cinquante fois l’occasion de confondre avec tous les hommes casqués me croisant sous le soleil d’un « bonjour » ou d’un « bon après-midi ». Après un petit tour entre les étagères, il m’amène un sac en plastique contenant une paire de chaussures de chantier noires, flambant neuves. Va pour du 43, les orteils rentrés.

César Neyra est l’un des deux responsables de la sécurité sur la concession de SOTRAMI SA. « Parfait ! » lance-t-il en me voyant enfiler un pantalon kaki qui aurait la place d’accueillir Michael Moore. Deux minutes plus tard, une veste trop large aux épaules et trop courtes aux manches sur le dos, j’ai l’impression d’avoir revêtu mon uniforme de la Protection civile, à ceci près qu’à Santa Filomena, l’une des innombrables mines d’or du Pérou, il se passe quelque chose d’intéressant.

Sept heures vingt : la consultation du lundi matin a commencé. Les mineurs écoutent sous leurs casques rouges, disséminés sur les ruines de ce qui était, jusqu’il y a quatre ans, le village, relocalisé, depuis, cinq cents mètres plus loin – la « terre promise », me dira plus tard un vieux de la vieille. Ils ressemblent à une armée rebelle écoutant leur chef détailler la stratégie d’attaque pour faire rôtir l’Etoile Noire de l’Empire, mais, en l’occurrence, le chef est l’ingénieur Soto, le boss de César, qui leur rappelle quelques consignes de sécurité. Certains d’entre eux demandent la parole pour exprimer leurs doléances, « ça, ingénieur, ça ne va pas, ingénieur ». Rolando, le moustachu directeur de production, écoute les bras croisés puis, à la demande générale, s’empare du mégaphone, mais pour appuyer Soto.

La température est agréable, à cette heure, le soleil du désert ne tape pas encore sur les oreilles, mais tout en blaguant, en conversant, on se disperse bientôt, on forme une file indienne, on disparaît un à un dans la bouche noire. Il est huit heures : César m’installe ma lampe frontale, mon filtre à poussière. Il sourit : « Entrons dans la mine. » Nous entrons.

Le mieux, pour comprendre ce qui suit, est d’imaginer un cousin de Dark Vador en train de descendre l’échelle d’une interminable cage d’ascenseur, les cuisses qui tremblent et une sacoche d’appareil photo autour du cou l’empêchant de voir où il met les pieds. En tenant compte du fait que la cage d’ascenseur rétrécit à tel point, de temps en temps, que le cousin de Dark Vador défie mentalement Michael Moore de venir faire, lui, un reportage pareil. Et dire que je trouvais « brut » l’univers des marins.

La mine de Santa Filomena a onze niveaux souterrains. Parce que j’ai claironné vouloir photographier les mineurs en action, César a décrété que nous descendrions au septième sous-sol, là où ont lieu les perforations. Au deuxième, je rigole. Au troisième, je sue comme un taureau dans l’arène de Pampelune. Au quatrième, lors d’une brève pause au bord du tunnel incliné du chariot par lequel passent tous les chargements – contrairement à celui d’Indiana Jones, celui-ci est jaune, hermétiquement fermé et porte en grosses lettres le mot CATERPILLAR – César croit bon de m’expliquer les différents codes du panneau de contrôle du chariot : une sonnerie pour l’arrêter, deux pour le faire descendre, trois pour le faire monter, une longue plainte quand il y a urgence, etc. Les tempes broyées par mon casque de champion, je fais de mon mieux pour avoir l’air de l’écouter. Hormis le ronronnement rocailleux du monte-charge, il n’y a aucun bruit dans la mine, jusqu’à ce qu’un garçon en marcel n’arrive, tirant un autre chariot – du 100% Indy, celui-là – chargé de pierres, qu’il déverse dans un bruit d’enfer à travers une grille sur le sol.

Chaque échelle mesure trois mètres, et il y en a 71 jusqu’au niveau 7. Nous allons donc, en comptant la longue pente à l’entrée de la mine, bientôt atteindre 300 mètres de profondeur.

Au niveau 7, il ne fait pas plus frais. César répare mon casque avec du fil de fer. Je prends des photos de pantalons qui pendent depuis une corde dans un tunnel. Roche, poussière, obscurité balayée par les ampoules du plafond et au front des hommes. Il faut quelques contorsions pour atteindre un sous-niveau d’un mètre cinquante de haut, où perforent deux messieurs, Buenos días, buenos días ! Je mitraille. Je sue. Mon casque me scie le front. Et puis merde, ça ira comme cela.

Nous remontons. Cette fois, Dark Vador sent la fin de l’Empire approcher : mon masque fait un bruit de pales d’hélicoptère. Je dois me reposer presque à chaque niveau. Parfois des sacs de riz entassés obstruent le passage, remplis de pierres de différentes tailles. A la lumière de la torche, elles brillent de jaune, de rouge, de blanc. Le minerai.

Quelques centaines d’échelles avant la surface, nous atteignons un croisement où une dizaine de mineurs, avachis contre le mur ou sur les sacs de riz, prennent leur pause. Je me laisse tomber sur un replat rocheux. Le type à ma droite ouvre un immense sac en plastique rempli de feuilles de coca à mâcher, et m’invite à me servir. « Pour que tu finisses la remontée en courant », ajoute César, et tout le monde rigole. Je m’exécute. « Il ne faut pas avaler », m’explique un jeune à barbichette originaire de Lima, assis en face de moi. « Tu en prends assez pour former une boulette que tu gardes dans la joue, et tu la craches, plus tard. » Je mâche, mais quelque chose cloche : pas de boulette à l’horizon. « Chez moi, la coca disparaît », dis-je. Hilarité générale. Je prends quelques photos. Ça blague. « Tu vas être dans une revue européenne, pé ! » Ça mâche, ça rigole. Bientôt, pour eux, l’heure de remonter manger. Puis de descendre à nouveau les milliers d’échelons pour ramper, porter, perforer. Ceux qui ont commencé tôt finiront à 14 heures, puis joueront au foot sous le soleil ardent, sur un terrain de pure poussière. Il n’y a pas un arbre à Santa Filomena, et très peu d’eau, que des camions amènent dans des citernes depuis un bassin de rétention, une heure plus bas. Les mineurs travaillent six jours sur sept ; parfois, le dimanche, ils partent en excursion à la plage. Ou jouent au foot dans la poussière.

Ils gagnent 1200 soles (500 francs suisses) par mois, et se serrent la main un nombre incalculable de fois par jour. Ils forment le personnel de la première mine d’or du Pérou certifiée « fairtrade/fairmined » par un organisme de commerce équitable. Ils suivent des règles strictes de sécurité, dépendent d’un directoire d’anciens mineurs du lieu, peuvent demander, en cas de maladie, un soutien au (maigre) fonds constitué par la prime sur l’or certifié que verse un joaillier anglais. En sortant de la bouche noire, épuisé, sifflant ma bouteille d’eau distribuée par The Coca-Cola Company, je n’ose imaginer ce qu’est, en comparaison, la vie des millions de mineurs moins bien lotis, moins protégés, illégaux, qui creusent à n’en plus finir des galeries à peine respirables dans le vaste et si riche sol de ce continent.

Lundi matin Lundi matin (2) Ingeniero, ça va pas Minero 1 Minero 2 Minero 3 Minero 4 Minero 5 Mineros Rolando Protection Avant, ça rigole La bouche Taupes Perforation Pause coca Allô Attente Tout ça pour ça Indy Agotado Santa Filomena Payaquera Vieux de la vieille Impact Futurs lingots Valeria ]]>
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Les rives du río Napo http://www.mou.ch/matthieu/wordpress/?p=757 http://www.mou.ch/matthieu/wordpress/?p=757#comments Fri, 15 Feb 2013 11:25:34 +0000 matthieu http://www.mou.ch/matthieu/wordpress/?p=757 Yasuní et le pétrole (2/2)

Des vieilles maisons en bois, une école, une plantation de cacao financée par la fondation Repsol, une cabane d’ordinateurs financée par Eurosolar, une maison communale en béton étouffant financée, comme le Lodge, par la compagnie pétrolière américaine Occidental, il y a treize ans.

Ce week-end de début février, la salle communale est occupée successivement par le conseil exécutif et l’assemblée générale de la communauté. Au menu du premier, comme de la deuxième : 1. Sani Lodge, quasi unique pourvoyeur d’emplois dans le village, ou comment en tirer davantage parti ; 2. l’école, ou la difficulté d’obtenir des profs de qualité de l’Etat équatorien ; 3. PetroAmazonas, ou la crise qui secoue et déchire depuis des mois la communauté, depuis que la compagnie pétrolière étatique a recommencé de vouloir explorer le territoire de Sani Isla, depuis que l’ancien président, Pablo, a signé un contrat avec elle pour l’y autoriser, au grand dam des nouvelles autorités. Et enfin, 4., carnaval, combien de poulets va-t-on commander, cette fois ? La dernière fois, il y en avait quinze, et on nous les a volés le premier jour, compañeros.

 

On boira de la chicha, cette boisson tuberculée légèrement alcoolisée, on transportera les caisses de bière du rivage au bar de Mama Guadalupe qui ne s’exprime qu’en sa première langue, le Kichwa, on partagera nos tupperwares de midi fournis par le Lodge avec cet ami taciturne du bavard Omar qui n’aura pas arrêté de les zyeuter. On parlera à Leonardo, le nouveau président du village au discours comme appris par cœur ; à Orlando, le père de Fredy ancien shaman, qui avait négocié – très avantageusement – avec Occidental il y a treize ans ; avec Blanca, mère de sept enfants aux yeux intenses, prête à « saisir une machette ou une lance » pour empêcher PetroAmazonas de débarquer sur les rives de Sani Isla ; avec Guadalupe qui, petite, s’enfuyait en courant lorsqu’elle voyait des étrangers ; avec Oscar, élégance de 71 ans, se souvenant du temps où il fallait trois jours pour arriver à Coca, en ramant. Avec Pablo, même, embarrassé, méfiant, assis sur les gradins de foot et justifiant sa décision de pactiser avec le diable pétrolier d’un geste de la main : « Regardez autour de vous : rien de ce qui est ici, ces maisons, cette école, n’a été payé par nous. Nous n’avons rien. Et le Lodge ne va pas bien. » PetroAmazonas lui a promis une compensation financière pour chaque hectare exploré. Et plus d’argent pour l’école, les bourses d’études, la santé…

 

Ces visages d’une minuscule communauté qui, il y a cinquante ans, ne connaissait rien du monde extérieur, qui perd la faculté de vivre de la forêt, mais n’a que très peu accès à une formation de qualité qui lui permettrait d’être mieux armée pour survivre dans notre monde occidental. Une communauté assise, peut-être, sur du pétrole, qu’elle refuse désormais de toutes ses forces, mais dont le gouvernement de son pays-par-accident a tant besoin pour financer ses routes, ses programmes sociaux, comme pour recevoir les prêts des Chinois.

Quelques habitants de l’Amazonie qui, réunis dans la touffeur d’une salle déjà vétuste, tentent de garder le contrôle de leur avenir, face à des intérêts d’une ampleur qui les dépasse, des acteurs mille fois mieux organisés. Sani Isla, contenue par le bloc numéro 12 du découpage pétrolier de l’Amazonie, sera peut-être un jour au bord d’une autoroute fluviale : Manta-Manaus, un projet des gouvernements équatorien et brésilien qui vise à éviter le canal de Panama pour les marchandises venant d’Asie, passera sur le río Napo, juste devant ses arbres.

Prégnance du pétrole L'école et le Napo Village Leonardo Natalie et Orlando Guadalupe Oscar Blanca Retour à Sani Lodge Manta-Manaus ]]>
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Le puma de Sani Isla http://www.mou.ch/matthieu/wordpress/?p=744 http://www.mou.ch/matthieu/wordpress/?p=744#comments Wed, 13 Feb 2013 16:25:17 +0000 matthieu http://www.mou.ch/matthieu/wordpress/?p=744 Yasuní et le pétrole (1/2)

Fredy Gualinga est assis au bout de la table, sous le toit en bois. La nuit est tombée sur la jungle, les yeux des caïmans se terrent dans l’obscurité, la lampe torche des touristes les trouvera peut-être, tout à l’heure. Sur ses pilotis, la grande salle à manger est ouverte aux quatre vents, mais il n’y en a pas. Fredy a les cheveux longs, les épaules larges, les yeux immenses. On lui sert un tilapia enroulé sur asperges, mais ses mains bougent dans l’air, son regard nous cherche, il raconte.

« Quand nous étions gamins, un peu bravaches, pour rivaliser de courage, nous disions, en jouant : moi, les pumas ne me font pas peur, je pourrais en battre un à mains nues… ! Mais les grands-parents nous reprenaient. « Ne dis pas ça. Maintenant, tu es ici entouré de beaucoup de monde, en plein jour. Mais les pumas t’écoutent. Et que diras-tu, lorsque tu te retrouveras seul avec eux ? »

»Un de mes amis, Orlando Domingo, déjà adulte, dut un jour traverser tout seul la jungle qui sépare le centre de notre village du pâturage que nous avions alors, au nord. Il marchait, seul, quand tout à coup, un puma s’est retrouvé face à lui. Il le fixait, incliné sur ses pattes avant qui tapaient sur le sol, le défiant. Domingo a commencé d’avoir peur. Il a pris une pierre, l’a lancée vers le puma, qui s’est enfui. Domingo s’est remis à marcher. Mais, très vite, le puma est revenu par derrière et l’a suivi. A nouveau, il frappait le sol de ses pattes, en le fixant. Domingo s’est souvenu de l’avertissement de ses grands-parents. Il n’avait plus sa machette, car il l’avait lancée, stupidement, en direction du puma, sans succès. Il voulait appeler à l’aide, mais il avait l’impression que tous ses os étaient devenus  très mous. Il n’avait plus la force de crier. »

On boit du jus de fraises, en regardant vers la lagune obscure, où nagent les caïmans, les piranhas, les anacondas et des poissons longs comme une jambe. Fredy essuie la sueur de son front, et sourit.

« Le puma, finalement, ne l’attaqua pas, et Domingo put continuer son chemin. La nuit suivante, il rêva du puma. Il rêva que le fauve était sa grand-mère décédée, qui avait voulu jouer de nouveau avec lui, comme lorsqu’elle était vivante… »

 

On arrive à Sani Isla par un long canot à moteur qui glisse, trois heures durant, sous le ciel immense, entre les hauts fonds du río Napo. On est parti du port de Coca sur cet affluent de l’Amazone, on croise des camions pétroliers entassés sur des radeaux géants, des familles sur des pirogues en bois, des cormorans. Pour rejoindre Sani Lodge, il faut débarquer peu après l’île, marcher sur une passerelle entre les troncs, les lianes et les papillons bleus, puis pagayer une vingtaine de minutes sur une eau dormante et noire, jusqu’à parvenir à la lagune. C’est là que Fredy, guide bilingue d’une trentaine d’années, travaille.

Mais, cette fois, on s’arrêtera avant. A la jetée qui mène au village de Sani Isla,  422 ou 785 habitants, selon les personnes interrogées. On débarquera sur l’herbe où un chien en manque d’affection galope, où un puissant poulet gambade.

(A suivre le 15.02.2013)

Amazonie Coca Trois heures dans le vent PetroAmazonas Canopée Sani Lodge Laguna Challuacocha Habitant Le meilleur moment ]]>
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Ceux qui convoitent l’or du Jardin http://www.mou.ch/matthieu/wordpress/?p=597 http://www.mou.ch/matthieu/wordpress/?p=597#comments Tue, 25 Dec 2012 19:03:34 +0000 matthieu http://www.mou.ch/matthieu/wordpress/?p=597 Jardín, province d’Antioquia, 22 décembre

La lune s’est levée d’entre les collines luxuriantes. Bientôt elle donnera une ombre aux bananiers, aux mûriers, aux feuilles des plants de café, aux longues tiges des champs de cannes. Sur la place centrale du village, entre les arbres et les pavillons, sous les guirlandes rouges, oranges, turquoises de Noël, les habitants boivent des bières Pilsen, des cafés dilués, des bouteilles de Mr. Tea. Ils ont des chapeaux blancs, des barrettes brillantes, des casquettes Puma dans les cheveux, des chihuahuas dans les bras. La place est une vaste terrasse en stéréo, à peine troublée par les pétarades des motos à longues fourches ou le trot énergique, frénétique, des chevaux qui défilent dans la nuit tombante.

Mariana nous rejoint. « Le meilleur moyen de profiter de Jardín, c’est de ne rien faire », sourit cette exilée à Miami, rentrée chez sa grand-mère pour les fêtes. Oui, ce village de la province d’Antioquia, que l’on rejoint à bord d’un petit bus tressautant entre les montagnes éternellement vertes dont certaines ont la forme d’une pyramide, qui vous font penser aux mots d’Alexandre Voisard, « la montagne qui d’un simple triangle sur le territoire fait un pays », ce village s’attache à vous.

Il y tombe une pluie fine propice aux arcs-en-ciel. Les forêts l’entourent, la tranquillité l’habite. Loin au nord de l’Antioquia, dans des villages aux noms espagnols, Segovia, Zaragoza, les meurtres se chiffrent en centaines par année. A Jardín, qui connut les massacres dans les années 1990, plus personne ne meurt par la violence.

Álvaro, la clope au bec dans son bureau surveillé par un portrait de Jean-Paul II, en est fier, ça se voit. Il porte des lunettes qui marquent fortement son visage, et prononce souvent votre nom pour accentuer ses propos. Il raconte si bien l’histoire, celle de la région qui dit non, qu’il en invente ou anticipe parfois quelques épisodes. Cela s’appelle l’habileté politique.

Non à l’extraction

Álvaro est, depuis une année, maire de ce village de 15’000 habitants qui semble si authentique qu’on s’en frotterait les yeux. On vit, ici, de l’agriculture : outre le café, la banane et la canne, on cultive la grenadelle, la tomate en arbre, le magique lulo qu’on appelle « petite orange » en Equateur. De l’élevage de vaches et de truites dans les rivières. Mais aussi, bien sûr, du tourisme. Pacifique, stable, non polluée, la vallée attire surtout des vacanciers colombiens. Seulement, ces avantages se prêtent aussi à une autre activité économique, dont les Jardiñeros ne veulent pas : l’extraction minière.

Car le jardin est plein d’or. Entre deux bouffées, Álvaro appelle dans son bureau German, jeune barbu au tee-shirt trop long, son sous-secrétaire à l’environnement. German me montre une carte du territoire municipal, qui n’est qu’une vaste étendue verte entourant le village : elle est entièrement quadrillée. Il semblerait qu’il y ait davantage d’hectares sollicités par des projets miniers qu’il n’en existe réellement à Jardín. « Ces gens… », renifle German en secouant la tête. Mais des concessions formelles, il n’en existe pour l’instant que trois, accordées aux géants sud-africain AngloGold Ashanti et canadien Continental Gold (via une filiale, Jupiter).

Fin novembre, les onze conseillers municipaux de Jardín ont voté à l’unanimité un règlement interdisant tout type d’extraction sur son territoire, suivant la volonté de son maire, et imitant les localités limitrophes de Támesis et Urrao. Une volonté portée par les habitants. Mais qui butera contre des procès quasiment assurés car, comme partout en Colombie, les communes sont propriétaires du sol… tandis que l’Etat dispose du sous-sol.

La paix de la cumbia

Depuis le vote, Álvaro a été invité à rencontrer Jupiter, à la demande du gouvernement de la région d’Antioquia. « Pourquoi je ne suis pas allé ? Le gouvernement nous dit : allez parler aux entreprises. Il est juge et partie. Mais celui qui octroie la concession n’a jamais mis les pieds à Jardín. Ils ne savent pas ce qu’ils vont détruire. » Álvaro a la détermination, German l’argumentation. « L’extraction apporte des emplois ? Oui, au début. Comme elles ne connaissent pas le territoire, les entreprises ont besoin des gens d’ici. Un paysan de Jardín gagne 20 à 25’000 pesos par jour [entre 10 et 13 francs suisses] : elles peuvent lui offrir le triple. Cela crée une inflation locale : les prix montent, mais pas tous les salaires, ce qui paupérise une partie de la population. Surtout, quand elles n’en ont plus besoin, elles ne vont plus employer nos gens, car ils n’ont pas les connaissances nécessaires, et elles ne vont pas les former. Seulement, entre temps, ces personnes auront perdu leur activité agricole. »

Álvaro résume, plus simplement. « Les ressources naturelles ne sont pas renouvelables. Et qu’est-ce que ces projets amènent, en général ? La prostitution, les drogues, les paramilitaires et la guérilla. » Difficile de lui donner tort : si la région du Bajo Cauca, au nord-est du département, est si violente (209 homicides entre janvier et octobre dans les localités de Segovia et Remedios), c’est bien parce qu’elle vit des mines, légales ou illégales, comme les bandes armées qui se battent pour leur contrôle.

L’heure du repas de midi est arrivée depuis longtemps. J’accompagne Álvaro hors de la mairie : il se fait aborder cinq ou six fois sur les cinquante mètres qui la séparent de la place. Il me montre, sur l’un de ses deux Blackberry, les photos de sa femme et de sa fille. « Qu’on voie l’église sur ta photo, elle est représentative de ce qu’est Jardín », glisse-t-il, toujours en campagne. Moins représentative, cependant, que les collines vertes qui s’étendent à perte de vue autour de nous. Les habitants de ce coin de terre ont de la chance. Ils peuvent se permettre de refuser une industrie que d’autres voient depuis longtemps comme la seule façon de survivre. Le jardin est non seulement riche de ses fruits, de son café et de ses truites, mais aussi de sa paix et de sa beauté, qui poussent les visiteurs à rester plus longtemps que prévu, comme ces deux scribouillards qui tapent sur leur clavier, sur une petite table de la place, tandis que la lune se lève. Ils écoutent une cumbia filtrer du bar voisin, et se disent que le jardin est préservé, pour l’instant.

Tranquilo Tranquilito Álvaro Le jardin ]]>
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Poussière à canon http://www.mou.ch/matthieu/wordpress/?p=514 http://www.mou.ch/matthieu/wordpress/?p=514#comments Wed, 05 Dec 2012 03:34:37 +0000 matthieu http://www.mou.ch/matthieu/wordpress/?p=514 Altos de la Florida, c’est un peu tous les problèmes de la Colombie réunis. Un bidonville qu’on ne trouve pas sur les cartes, bâti il y a 35 ans à flanc de colline dans le territoire municipal de Soacha, en banlieue de Bogotá. Pas d’eau courante, mais des grandes citernes à remplir régulièrement, noires, marquées des lettres Tankplast ou Eternit (fabricant suisse). Adrián, 17 ans : « On paie 2000 pesos [environ 1 franc suisse] pour 50 ou 60 litres. C’est cher. »

La pauvreté. C’est un programme de l’ONU qui permet aux 3000 familles de ce quartier de disposer de ces citernes, ainsi que de certains matériaux de construction. En échange, ils doivent cultiver leur jardin : des légumes à faire pousser dans des petits carrés d’herbe disséminés entre les ruelles de terres et les maisons de briques ou de broc, protégés par des bâches vertes. Une petite bibliothèque, une cafétéria pour les enfants du lieu ont été mises en place par les sœurs de l’Ordre de Saint Vincent de Paul. En haut de la colline, un arbre est appelé « arbre de l’amour », pour avoir permis d’innombrables enfantements à l’époque où la précaire favela n’offrait aucun lieu d’intimité.

La drogue. Le calme Adrián, qui veut étudier l’informatique, a été « retiré à temps des griffes des trafiquants », selon sœur Norma, qui travaille depuis douze ans avec cette communauté, ce qui se voit : à chaque coin de rue, on l’embrasse, on lui ouvre les portes, on demande à lui parler un instant. Álvaro Ortiz, représentant du pouvoir communal sur cette colline, murmure dans sa moustache que « des jeunes ont commencé à mal se comporter ».

Les violences entre la guérilla et les paramilitaires, liées bien sûr au problème précédent. Toujours selon Norma (fait avéré, ou non ? Comment savoir, en ne passant que quelques heures dans ce lieu, en remontant dans le bus avant la tombée de la nuit ?), les habitants d’Altos de la Florida ont reçu la semaine passée une liste de jeunes que des groupes paramilitaires veulent tuer, pour appartenance supposée à la guérilla.

La répartition des terres. Quelques types malins ont vendu, parfois plusieurs fois de suite, des terrains qui ne leur appartenaient pas. Aujourd’hui la vingtaine de propriétaires légaux d’Altos de la Florida, héritiers d’héritiers d’une répartition territoriale datant de la colonisation, demandent réparation. Álvaro, qui a acheté il y a 9 ans sa maison, l’une des plus vastes, pour 6,5 millions de pesos (environ 300’000 francs), devra la payer une deuxième fois. Des négociations impliquant l’Etat sont en cours, les habitants ayant résisté à plusieurs tentatives d’expulsion. La Colombie figure parmi les pays connaissant le plus grand nombre de déplacés internes, et pour certains des résidents d’Altos de la Florida, un départ forcé signifierait un troisième déplacement, après avoir été chassés de la côte pacifique par les groupes armés.

L’industrie d’extraction. Sans commune mesure, ici, avec la fulgurante croissance des projets miniers partout en Colombie, aurifères, surtout. Mais lorsque Álvaro m’emmène sur une corniche faisant face à une autre colline, dont les flancs ont été découpés par des pelleteuses, la vallée s’ouvre sur une route couverte de sable. Et les camions défilent, chargés de pierres ou de terre, de briques des fabriques dont les toits s’allongent parmi les arbres en-dessous de nous. L’air est suffocant. Dans cette vallée, on extrait aussi du charbon, on fabrique de la poudre explosive. Beaucoup de mineurs sont illégaux, et travaillent de nuit.

Les fumeroles et la poussière se mélangent. Álvaro se penche au-dessus du fossé ; les premières maisons ne sont qu’à quelques dizaines de mètres de nous. « S’ils continuent à extraire dans cette direction, il y a un risque de glissements de terrains. » Il parle tout doucement, comme Adrián, comme son fils Brandon aux yeux bleus, en train de jouer de la guitare dans l’une des maisons d’Altos de la Florida, à quelques chiens errants de là.

 

Les photos de ce post ont été prises par une équipe de reporters âgés de 10, 15, 28 ou 32 ans : Alex, Darwin, Andrea, Bruce Springsteen et Manuel.

Un grand, très grand merci à Sœur Nohemy, Sœur Norma, aux étudiants de l’Université DePaul de Chicago et surtout à Guillermo « James Bond » Campuzano, pour nous avoir spontanément invités à partager cette riche journée.

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